Pablo Servigne, Gauthier Chapelle: L’entraide, l’autre loi de la jungle

Editions LLL (Les liens qui libèrent) 2019.

ISBN 979-10-209-0700-4

Recension par

François Burnier

Janvier 2021

  Ce livre a modifié ma façon de voir le monde vivant, et le monde en général. En deux mots, voici ce qu’il nous dit : il y a dans la nature (et dans la nature humaine) beaucoup plus d’entraide et de collaboration qu’il n’y paraît à première vue. Les exemples en sont innombrables et ils sont clairement exposés dans cet ouvrage richement documenté, citant près de cinq cents références. Ses deux auteurs sont agronomes de formation et spécialistes de biologie animale.

   En 1859 paraît le célèbre ouvrage de Charles Darwin : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle.

   La lutte pour la vie, la survie des meilleurs, la domination des mieux adaptés sont des concepts tellement connus qu’ils nous paraissent évidents, d’autant plus qu’ils ont profondément modelé notre monde :   

   « Compétition, expansion infinie et déconnexion du monde vivant sont trois mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles ».  (p24)

   Toutefois, pour bien réelle qu’elle soit, cette évocation d’une loi de la jungle ne doit pas nous faire ignorer une autre réalité :

   « Dans la jungle, il règne un parfum d’entraide que nous ne percevons plus » (p22)

                                                          *  *  *

   En Amérique du Nord, on voit coexister deux espèces de conifères : le pin à écorce blanche (Pinus albicaulis) et le sapin des Rocheuses (Abies lasiocarpa). A basse altitude, ces deux espèces sont distribuées de manière aléatoire. L’observation met toutefois en évidence un fait troublant : si un pin meurt, les sapins voisins poussent mieux : on assiste donc à une forme de compétition. En altitude en revanche, où les conditions de vie sont plus rudes, c’est l’inverse qui se passe : non seulement les sapins s’installent uniquement autour des pins, mais, lorsqu’un pin meurt, les sapins alentour se portent moins bien.

   Les observations de Darwin sur la compétition (survival of the fittest) convenaient bien aux tenants d’une certaine idéologie, et ils ont cru pouvoir en conclure que la société humaine devait se fonder sur la compétition et sur l’élimination des moins aptes, ce qui a maladroitement été appelé « darwinisme social » Or Darwin lui-même a toujours rejeté l’idée que l’on puisse tirer des conséquences éthiques de son travail, et il s’est même battu contre le racisme, l’eugénisme et l’esclavage.

(p 58). A la même époque, le prince russe devenu anarchiste Pierre Kropotkine est parti prospecter la Sibérie orientale pour y collecter des observations sur la sélection naturelle décrite par Darwin. Or il y constata que des espèces animales – les loups par exemple – ainsi que de petites sociétés humaines sans Etat survivent mieux en pratiquant une forme ou une autre d’entraide. Il s’opposa ainsi à la conception marxiste selon laquelle l’homme dépendrait beaucoup plus étroitement des structures sociales que des lois de la nature. (p70)

   Il se trouve que c’est essentiellement dans des régions tropicales que Darwin a fait ses observations, dans des milieux de relative abondance et de confort thermique par rapport à la Sibérie de Kropotkine. On peut donc se demander quels enseignements il aurait pu tirer s’il avait eu l’occasion de visiter des régions froides au climat hostile.

   En 1975, Richard Dawkins publie The selfish gene, qui présente une théorie selon laquelle les organismes vivants ne seraient que des robots manipulés par leurs gènes, gènes dont l’unique but serait de se perpétuer eux-mêmes. Par la suite, on découvrira peu à peu des interactions multiples entre les gènes et l’environnement au sens large, incluant la culture, les conditions sociales, les soins parentaux. Ainsi, certaines parties de notre génome peuvent être activées ou mises en veille par l’environnement, et ces modifications peuvent même être héritées par la génération suivante. C’est le domaine de l’épigénétique. La limite entre inné et acquis, entre ce qui relève respectivement de la génétique et de l’environnement (au sens large) devient moins nette.

   Chez les humains, des comportements d’entraide ont été maintes fois observés parmi des personnes impliquées dans de grandes catastrophes (incendies, tsunamis…), dépassant largement par leur importance les actes de pillage ou de violence souvent décrits par les médias parce que plus spectaculaires. Qu’est-ce qui pouvait bien motiver ce type de comportement ?

    Fait remarquable et intrigant, on a observé, toujours chez les humains, que, dès l’âge de 18 mois, des bébés viennent spontanément aider un adulte en difficulté (ramasser un objet tombé, ouvrir une porte par exemple).  L’entraide ne relèverait donc pas toujours d’un apprentissage. On peut même considérer que ce sont notre immaturité et notre fragilité à la naissance qui ont mené à une interdépendance croissante envers les autres, et ainsi au développement de l’entraide.

                                                        *   *   *

    L’existence de l’entraide requiert certaines conditions, en particulier l‘esprit de groupe, qui implique sécurité, égalité et confiance, ainsi que réduction des ego. Dès lors, le groupe peut se comporter comme un organisme vivant, disposant d’une intelligence collective.

   Loin de tomber dans l’angélisme, les auteurs mettent en garde contre certains écueils, notamment l’extase collective, la suppression de l’individualité au profit du groupe, telle qu’on l’observe dans l’entraînement militaire, la désignation ( la « fabrication » ) d’un ennemi commun qui devient nécessaire à la cohésion du groupe.

                                                        *   *   *

Les auteurs concluent en rappelant « notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant et celle des interactions humaines. Pour nous le concept même d’individu a commencé à perdre un peu de son sens comme si aucun être vivant n’avait jamais existé, n’existe ou n’existera seul. Notre liberté semble s’être construite à travers cette toile d’interactions, grâce à ces liens qui nous maintiennent debout depuis toujours. »

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Jacques Caplat,L’Agriculture biologique pour nourrir l’humanité

Recension par

René Longet

juillet 2021

Le vote populaire du 13 juin 2021 en Suisse sur les pesticides, fort remarqué aussi hors du pays d’ailleurs (voir « L’impossible protection des abeilles », Stéphane Foucart, Le Monde du 4 juillet 2021[1]), a remis sur le devant de la scène les alternatives agronomiques. C’est l’occasion de relire attentivement la somme que Jacques Caplat, ingénieur agronome français spécialiste de ces enjeux, a rédigée voici dix ans et qui n’a pas pris une ride :L’agriculture biologique pour nourrir l’humanité, paru en 2012 chez Actes Sud (478 pages).

Oui, la question n’est pas de savoir si l’agriculture biologique peut nourrir l’humanité, comme d’aucuns se le demandent, mais qu’elle est la seule à pouvoir le faire sur la durée. Cependant, elle ne consiste pas à « renoncer » à la chimie et à continuer pour tout le reste comme avant, un peu comme une cuisine végétarienne qui se limiterait à enlever le steak de l’assiette pour se contenter de la garniture…

L’agriculture bio : produire avec la nature, pas contre elle

L’agriculture industrielle conduit à niveler l’espace rural pour l‘adapter aux monocultures et aux grandes machines, aboutissant à « un appauvrissement extrême des milieux de vie pour les insectes, les petits mammifères, les oiseaux, etc. ». De leur côté, «les engrais chimiques perturbent et appauvrissent la vie microbienne du sol, et les pesticides de synthèse détruisent une grande partie de ces microorganismes du sol ».

Tout au contraire, « l’agriculture biologique a été inventée (…) pour s’appuyer sur le milieu naturel au lieu de le combattre «. Alors que par ses critères de sélection, l’agriculture industrielle a fait que « 80% des légumes cultivés il y a cinquante ans ont disparu de nos campagnes », l’approche de l’agriculture bio est fondée sur le choix d’espèces animales et végétales adaptées au terrain, et dont on soutient la capacité de résistance.

On valorise leurs interactions positives : « l’oignon éloigne en effet la ‘mouche de la carotte’ … tandis que la carotte éloigne (…) la ‘mouche de l’oignon’ ». Et on utilise la lutte biologique pour favoriser les prédateurs naturels des parasites. Ainsi «une mosaïque de cultures différentes permet de réguler les maladies et attaques parasitaires» et «le simple fait de mélanger deux variétés de blé dans la même parcelle suffit déjà à obtenir de meilleurs rendements et une meilleure résistance sanitaire ».

Alors que « cultiver un blé standard impose de standardiser le milieu et de le nier », l’agriculturebio a besoin de paysages agraires diversifiés, avec leurs haies, bosquets, murets, zones humides. Ici, pas de monocultures hyperfragiles nécessitant force engrais minéraux et pesticides, mais une saine diversité limitant les risques. L’agriculturebio « suppose obligatoirement une diversité des cultures » ainsi que « la diversification des souches variétales ». De plus, «associer plusieurs cultures dans une même parcelle permet d’optimiser la couverture du sol ».

Changer de paradigme

Autre clé de l’approche: la stimulation de la vie naturelle du sol, qui est le lieu du recyclage de la matière : « c’est bien l’activité biologique du sol qui permet de nourrir la plante ». D’où la grande importance mise sur le compostage, associant matières végétales et déjections animales, et sur les légumineuses et leur capacité à fixer l’azote atmosphérique: « le renouvellement de l’azote d’un sol ne pose aucun problème en agriculture biologique dès lors que la rotation est équilibrée ».D’autres cultures sont « capables de mobiliser le phosphore inerte, comme le sarrasin « alors que « le phosphore minéral apporté en agriculture conventionnelle (issu des mines de phosphates) est une ressource limitée et non renouvelable ».

Pas de labours profonds non plus qui déstructurent les sols, et globalement « une meilleure retention d’eau dans le sol ». Certains exploitants en bio redécouvrent la valeur de la culture attelée, améliorant un bilan énergétique déjà allégé par l’absence de transports lointains de fertilisants et de nutriments. En matière d’élevage, l’agriculture bio postule un équilibre entre effectifs animaux et capacité herbagère du territoire, sachant aussi que « le gigantisme est incompatible avec un élevage attentif ».

Alors que pour les animaux en élevage industriel, « la moitié de leur alimentation doit être importée de l’autre bout du monde où elle est obtenue en partie sur le défrichement de l’Amazonie, et nécessite une forte consommation de pétrole pour être acheminée vers l’Europe », l’agriculture bio s’en tient au fourrage local et riche en herbages diversifiés, adapté à la physiologie animale. L’approche bio se détourne aussi de ces « antibiotiques dont l’usage vétérinaire massif conduit  à l’apparition de souches de plus en plus résistantes ». Il y a un lien évident entre la qualité d’une viande et ses conditions de production.

Enfin, « l’agriculture biologique revendique une conscience aiguë du milieu naturel et humain, et par conséquent du territoire » alors que « lorsqu’une culture n’est plus possible sans l’apport d’engrais (…) ou d’amendements venus de plusieurs milliers de kilomètres, l’agriculteur amenuise sa conscience du milieu et du territoire ».

Moins mais mieux

« Une grande partie des pays africains, sud-américains et asiatiques est mal adaptée à des cultures uniformisées et mécanisées (…) ». Dans les pays tropicaux, aux sols particulièrement sensibles aux brutales sécheresses comme aux pluies violentes, l’approche bio peut conduire à des augmentations de rendement de 20 à 100 %. « La plus grande erreur du ‘modèle’ agricole occidental est sans doute son caractère autoproclamé de modèle ».

Par contre, dans les pays tempérés, « la différence est généralement de l’ordre de 10 à 25% en défaveur de l’agriculture bio ». Mais « la baisse (… ) de ses rendements en pays tempérés est dérisoire comparée aux millions de tonnes de céréales consacrées à approvisionner les élevages industriels ».

Par ailleurs, et c’est ici un facteur décisif, un kilo d’aliment bio est nettement moins gorgé d’eau, pratiquement sans résidus de pesticides, plus goûteux, car moins poussé au rendement quantitatif. Diverses études suggèrent « un taux de matières sèches (…) supérieur (parfois jusqu’à + 30%) en agriculture biologique », cette dernière présentant ainsi « une plus grande efficacité nutritive à poids égal ». N’oublions pas, également, qu’entre la «fourche à la fourchette », en moyenne mondiale un tiers des récoltes est perdu et que dans les pays industrialisés, notre consommation calorique quotidienne dépasse d’un bon quart nos besoins nutritionnels…

Sortir du productivisme suicidaire 2

L’obsession de l’industrialisation de l’agriculture a conduit à la transformation radicale des campagnes, commencée avec la révolution industrielle et parachevée sous nos yeux. « L’objectif était clair : réduire drastiquement le nombre d’agriculteurs » et intégrer les subsistants dans le fonctionnement industriel fondé sur la production quantitative : « Produire ‘plus’, quoi qu’il en coûte (…), les conséquences éventuellement néfastes des techniques adoptées étaient considérées comme des dégâts collatéraux inévitables et sans importance ». 

L’agriculture bio est tout d’abord tout bénéfice pour l’environnement : moins de pollution des sols et des eaux par les engrais en excès et les pesticides ; moins de paysage à très faible biodiversité ; moins de consommation d’énergie fossile.

La « présence massive dans l’environnement d’une immense quantité de molécules chimiques issues de l’agriculture représente une bombe sanitaire » dont la première victime est l’exploitant lui-même, malgré toutes les précautions prises. D’ailleurs, l’angle mort des procédures d’homologation est l’analyse substance par substance, alors qu’un des enjeux clé est leur interaction dans l’environnement et dans le vivant.

« Dépendant (…) par définition des ressources non renouvelables (minérais, pétrole), l’agriculture conventionnelle ne peut aucunement prétendre à la stabilité ou à la pérennité » car « basée sur la négation du facteur temporel et sur l’épuisement du capital organique et naturel ». Ainsi, « le capital-sol, le capital-nature, qui sont les fondamentaux de l’agronomie, ont été sapés par l’avidité de rendements supérieurs à court terme», et « l’entrepreneur consomme son capital au lieu de le faire fructifier ».

Sur le plan socio-économique, la notion de juste prix, de commerce équitable estune des caractéristiques de l’agriculture biologique (même si aujourd’hui, en aval, des intermédiaires pratiquent des prix de vente excessifs) ; que ce soit dans les pays tempérés ou tropicaux, « l’agriculture biologique refuse le cercle vicieux de l’endettement ». L’agriculturebio est ainsi l’occasion de sortir de la « roue du hamster » qui enferme les agriculteurs dans la logique suicidaire[2] de produire toujours plus.

Dans le Sud tout particulièrement, « initialement émancipatrice, la mécanisation agricole inconsidérée est devenue depuis quelques décennies un facteur majeur de paupérisation ». Aujourd’hui, on redécouvre qu’« une agriculture riche en emplois est une agriculture bénéfique à la société », c’est même « une de ses plus formidables vertus ». En résumé, l’agriculture bio est « une agriculture qui respecte les écosystèmes et les cycles naturels, tout en permettant aux agriculteurs de vivre décemment et dignement ».

Une autre voie est possible – et nécessaire

Une autre voie était donc possible, et reste non seulement possible mais nécessaire devant l’impasse économique, écologique, sociale, culturelle et sanitaire du productivisme agricole. D’ailleurs, « ce n’est pas l’agriculture qui a eu besoin de la chimie, mais c’est bien la chimie qui a eu besoin de l’agriculture ». Tout cela a été balayé d’un revers de main par le peuple suisse, le 13 juin 2021, après une mobilisation sans précédent du monde rural implorant de rejeter des textes qu’il qualifiait d’extrêmes, malgré des délais d’application de 8 voire dix ans.

Mais si, ne serait-ce qu’une partie des 1,3 millions de votant.e.s qui ont accepté ces initiatives se mettaient à acheter systématiquement des produits bio, ceux-ci quitteraient rapidement leur niche de 11% de parts de marché actuels… Ne dit-on pas qu’acheter c’est voter ? L’inconséquence des consommateurs était d’ailleurs une des grandes craintes des producteurs, et on ne peut pas leur donner tort sur ce point… Comme l’écrit Caplat : « acheter un aliment bio, c’est permettre à des territoires d’être cultivés selon les règles de l’agriculture biologique (…) acheter bio, c’est financer le chant des oiseaux ». Bel écho à ce classique de l’écologie Le printemps silencieux de Rachel Carson, paru en … 1962 !


[1]Conclusion de l’article : « La Suisse a ainsi été le premier pays occidental à interroger directement sa population sur une fin progressive de la chimie de synthèse dans les pratiques agricoles (…). Le résultat est qu’à une très forte majorité (environ 60%), les Suisses ont préféré le statu quo. »

[2] Au sens propre : en France, l’agriculture est le secteur économique au plus fort taux de suicides.

Oiseaux et biodiversité du Valais Comment les préserver

Station ornithologique suisse, Sempach, 2019

(ISBN 978-3-85949-015-4)

Recension par le Dr. François Burnier

juin 2021

Raphael Arlettaz, l’auteur principal,est le chef de la division Biologie de la Conservation de l’Institut d’Ecologie et d’Evolution de l’Université de Berne. Après des recherches ayant donné lieu à de nombreuses publications scientifiques dans des domaines très variés de la biologie, il se focalise depuis sa nomination sur l’étude des causes du déclin de nombreuses espèces animales et sur les moyens d’y remédier. A cet effet, il applique une approche globale, tenant compte des aspects sociétaux et des activités économiques, notamment agricoles et sylvicoles, ainsi que de celles qui sont liées au tourisme et aux diverses formes de loisirs. C’est dans une concertation avec toutes les parties concernées que l’on peut espérer améliorer la biodiversité du monde qui nous entoure.  

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L’ouvrage

Si le changement climatique est un sujet dont on parle tous les jours actuellement, il n’en est pas de même de la diminution de la biodiversité, pourtant très préoccupante elle aussi. Il est vrai que chacun ressent directement l’augmentation progressive et continue de la chaleur ambiante, alors qu’il faut être plus attentif pour constater que de nombreuses espèces d’oiseaux, autrefois communes, diminuent; qu’il y a de moins en moins d’insectes écrasés sur les pare-brises des véhicules; que beaucoup d’espèces végétales disparaissent progressivement.

Réalisé par un collectif d’auteurs valaisans réunis autour du professeur Raphaël Arlettaz, cet ouvrage solidement documenté expose l’évolution au cours du temps qu’a connue le Valais, grand canton alpin réunissant l’essentiel du bassin versant du Rhône en amont du Lac Léman.

Huit chapitres passent en revue les principaux écosystèmes, ou milieux, du Valais, hébergeant un une vingtaine d’espèces d’oiseaux typiques, qui sont considérées comme des sentinelles écologiques en raison de leurs exigences élevées : cela signifie qu’elles sont particulièrement sensibles aux changements que peut subir leur milieu de vie. On les considère en outre comme des «espèces ombrelles», dans le sens que leur existence coïncide en général avec celles d’un cortège d’espèces compagnes, qui dépendent elles aussi de la qualité du biotope en question. A noter qu’il s’agit là non seulement d’espèces d’oiseaux, mais aussi d’autres animaux – mammifères, amphibiens, insectes notamment – ainsi que de végétaux.

De nombreuses espèces sont l’objet d’un suivi ayant débuté il y a longtemps, ce qui permet de dégager des conclusions pertinentes en ce qui concerne leur protection. C’est ainsi que le majestueux gypaète barbu, exterminé des Alpes au XIXème siècle, a été réintroduit avec succès au siècle dernier : le Valais en comptait huit couples en 2019. Le hibou grand-duc, qui paraissait être au bord de l’extinction dans les Alpes suisses au milieu du siècle passé, a peu à peu recolonisé certains sites du canton. Après la fin de la persécution humaine, d’autres causes de mortalité sont apparues pour ce grand rapace nocturne, en particulier les collisions avec des véhicules ou l’électrocution sur des pylônes. Lentement – très lentement même -, une modification des installations électriques dangereuses est en cours, preuve que des succès peuvent être réalisés au moyen d’efforts concertés. Pour ces espèces et quelques autres, il est important que des lieux de nidification favorables soient ménagés; une carte des falaises sensibles a été établie en concertation avec les adeptes des sports de grimpe notamment.                        

Un autre exemple dans ce sens est celui de la huppe fasciée, splendide passereau bigarré affectionnant les milieux chauds, dont les effectifs se sont multipliés par cinq ou six ces dernières années grâce à la pose de nichoirs dans les vignes. La collaboration bienveillante de la part des vignerons a été déterminante dans le succès de cette entreprise.  

Ce sont là quelques exemples d’une méthode – recherche et correction des causes de déclin – qui est transposable à toute autre région. Elle requiert de vastes recherches de terrain, des contacts avec les personnes concernées ou susceptibles d’être intéressées, de la perspicacité et beaucoup de persévérance. Pour plusieurs espèces, la Suisse a une responsabilité particulière à l’échelle européenne en raison de ses richesses naturelles et tout particulièrement des espèces rares qu’elle a le privilège d’héberger.   

                                                                     ***

Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, la correction du Rhône a permis la colonisation humaine en basse altitude, avec un vaste défrichement des forêts.  La croissance démographique qui a suivi a entraîné l’extinction de la grande faune (ongulés, grands prédateurs) par les armes à feu et le poison. Parallèlement, l’avènement de l’hydroélectricité a entraîné d’immenses remaniements du territoire avec des barrages et leurs lacs d’accumulation. Par ailleurs, l’usage de produits chimiques (engrais, pesticides) dans l’agriculture a profondément modifié le paysage habité. Enfin, le tourisme, d’abord limité, s’est mis au cours des dernières décennies à la conquête des champs de neige encore vierges, entraînant une perte de quiétude pour la faune alpine, dont la survie hivernale exige des dépenses énergétiques minimales. Citons ici le tétras lyre, ou petit coq de bruyère, particulièrement sensible, dont la diminution est directement corrélée à l’expansion des sports de neige hors piste. Des zonesde tranquillité sont progressivement instaurées, en Valais comme ailleurs en Suisse, avec l’espoir qu’elles soient bien respectées à l’avenir.

Actuellement, la forêt subit un changement progressif d’exploitation, l’accent étant mis sur l’exploitation du bois de feu plutôt que du bois d’oeuvre. Même si elles nous paraissent parfois brutales, les coupes d’arbres contribuent à la diversité du paysage, de même que l’incendie survenu à Loèche en 2003, qui avait été perçu sur le moment comme une catastrophe alors que ses conséquences allaient bénéficier par la suite à plusieurs espèces d’oiseaux qui étaient devenues rares. En outre, les forestiers ménagent en général les arbres portant des cavités creusées par des pics, ainsi que le bois mort dont bénéficient de nombreux insectes xylophages, eux-mêmes source d’alimentation pour de nombreux oiseaux.  Ainsi, la qualité écologique de la forêt valaisanne est aujourd’hui nettement meilleure qu’elle ne l’était au cours des siècles passés.

De son côté, l’agriculture intensive n’est pas favorable aux oiseaux nicheurs, notamment en raison de fauches devenues plus précoces, compromettant les nichées.  La troisième correction du Rhône, actuellement en cours, avec élargissement du lit dans le but d’absorber les crues qui deviennent de plus en plus fréquentes, est une occasion de restructurer les milieux riverains, en les rendant plus accueillants pour la faune et la flore. Des suggestions concrètes dans ce sens, avec photomontages, sont présentées dans le livre, et elles devront servir de base de discussion dans ce grand chantier.   

                                                                     * * *

Illustré de magnifiques photographies, ce livre tente de faire le point sur ces enjeux et d’esquisser des solutions pratiques pour une évolution socio-économique plus soucieuse de la biodiversité, notre patrimoine vivant qui nous accompagne depuis les débuts et qu’il est temps de considérer à sa juste valeur.

Lecture de Homo Natura, En harmonie avec le vivant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sylvie Ferrari

juin 2021

Quelle humanité en Anthropocène ? La réponse à cette question implique de réinterroger les relations entre la nature et les humains, entre la nature et la société.

Dans son ouvrage Homo natura. En harmonie avec le vivant, Valérie Cabanes montre que l’humanité a évolué et prospéré en lien avec la nature pendant des millénaires. Pourtant, à l’heure actuelle, elle vit de plus en plus comme coupée du reste du vivant. L’ouvrage propose la construction d’un nouveau contrat naturel, pour que l’humanité retrouve son rôle perdu de gardien de la nature. L’homo natura ne peut ressusciter sans revoir notre rapport à la nature et à son droit d’exister, mais aussi sans reconsidérer la question de la propriété ou encore de la souveraineté des États. C’est à ce prix que les générations futures pourraient bénéficier d’une nature préservée et d’une Terre vivable.

Pour Valérie Cabanes, l’adaptation des sociétés humaines aux changements climatiques peut  s’inspirer de l’expérience et des savoirs des peuples premiers. Par analogie avec les expériences passées, un chemin possible de l’adaptation est tracé, chemin qui passe par le rétablissement de relations fortes avec le vivant sous toutes ses formes. La préservation de valeurs essentielles pour le maintien d’une organisation sociale comme la bienveillance, le partage ou encore la solidarité, est aussi source de paix et d’épanouissement pour la communauté de justice élargie aux non-humains. Pour l’autrice, la clé de cette harmonie avec la nature réside dans la gestion communautaire et le respect de règles universelles. La démonstration repose sur trois éléments clés.

Premièrement, cette proposition s’appuie sur une hypothèse forte qui énonce l’impossibilité de garantir les droits humains fondamentaux sans que la nature soit dans un état sain et donc qu’elle puisse revendiquer elle aussi des droits. Elle écrit page 13 : « le droit de la nature à maintenir la vie sur terre est un préalable à celui de l’humanité si elle veut perdurer. ».

Deuxièmement, la Nature ne peut plus être traitée sans égard ni respect par l’humanité. Il s’agit ici de considérer la nécessité des échanges, des interactions entre les espèces, à différents niveaux (local, global). Le principe d’interdépendance qui nous relie à d’autres espèces est essentiel. Pourtant, les systèmes juridiques occidentaux et ses modes de gouvernance se sont développés en considérant des éléments dépourvus de toute interdépendance, totalement coupés du réel et d’une approche de nature systémique. La conjecture d’une totale indépendance de l’évolution des éléments de la nature qui en est résultée s’est traduite par une catégorisation des espèces avec en haut de la pyramide l’une d’elle, dotée des pleins pouvoirs : l’espèce humaine. D’un point de vue philosophique, c’est une vision anthropocentrée qui a dominé et a conduit à la dégradation et à la surexploitation de la nature. Quitter cette vision, c’est reconnaître la nécessaire bienveillance à l’égard de toute forme de vie, descendre de son piédestal et se reconnaître comme une partie de la nature. L’humanité fait partie de la nature comprise comme « l’ensemble du monde physique, l’ensemble des êtres et des choses » et ne se situe pas hors d’elle. C’est dans la civilisation occidentale que des postures, des croyances particulières ont pu conduire à isoler l’humanité de la Nature. Un exemple frappant de cette rupture fut de considérer que la culture serait le propre de l’humanité alors que la culture, le langage ou encore les émotions sont aussi présentes chez les non humains.

Troisièmement, au-delà de cette interdépendance, le principe de finitude des ressources, que l’on retrouve chez de nombreux peuples premiers, nous invite à reconnaître que l’humanité fait partie de la nature et ne peut s’en abstraire. Les peuples premiers peuvent nous y aider, eux qui ont conservé la capacité à être relié avec les éléments vivants. Valérie Cabanes écrit : « […] s’inspirer de leurs valeurs pour amorcer notre résilience » (p. 27).

Mais avant de proposer des pistes de solutions, cette autrice explore « les racines de notre dérive », ce qu’elle nomme la violence civilisationnelle. C’est en cherchant le bonheur que nous nous sommes égarés. Notre civilisation s’est perdue dans une recherche du bonheur orientée par un processus d’accumulation matérielle tandis que des profits croissants ont contribué à l’enrichissement d’entités non démocratiques (firmes multinationales, lobbies industriels) dont les intérêts sont très largement soutenus par les Etats. Le développement de ces entités ainsi que des Etats riches et « complices » des multinationales s’est fondé sur un pillage « organisé » des ressources de la Nature. Sur ce point, elle écrit : « Un nouveau type de colonialisme est en marche et téléguidé, dans le contexte d’un marché globalisé, par des mains invisibles, celles des anciennes puissances esclavagistes et coloniales » (p .60). Or, ces acteurs exploitent à la fois des populations pauvres (guerres civiles, travail des enfants…) et des écosystèmes riches (ressources naturelles, bois, minerais, gisements fossiles, biodiversité…). Dans ce contexte, le rôle de l’Etat – inventé par les philosophes et les juristes occidentaux – n’est plus de défendre l’intérêt général ou de garantir la paix, mais de préserver les intérêts particuliers de certains acteurs économiques, les multinationales.

La violence civilisationnelle est également tributaire de la division entre “eux” et “nous”, division qui se fait jour plus particulièrement lorsque les ressources se raréfient là où vivent les populations. Le principe de l’état de guerre ne serait donc pas un état naturel !… Mais contrairement aux sociétés civilisées qui amassent et spéculent, il existe des peuples qui adoptent des règles de partage de l’eau, des plantes ou du bois en privilégiant l’intérêt du groupe plutôt que celui de l’individu dans des contextes de survie. Leur société est organisée de telle sorte que la division “nous” et “eux” n’a pas de sens. Ainsi, par exemple, « le droit coutumier autochtone de gestion collective des ressources naturelles s’appuie sur l’idée que ces dernières appartiennent à la Terre dans son ensemble, non à l’humanité » (p. 70-71).

Les écosystèmes ne sont pas la propriété d’une personne ou d’un groupe de personnes : ce sont des biens non appropriables. Il découle de cet enseignement des peuples premiers, la nécessité de privilégier la gestion collective à la possession individuelle, avec des règles de vivre-ensemble basées sur la conciliation, l’inclusion, la collaboration. La violence peut être gérée à l’aide de règles qui favorisent le partage, la justice, la sobriété. Dès lors, il est nécessaire que la communauté internationale puisse envisager que les États perdent leur souveraineté au nom de valeurs universelles. Valérie Cabanes souligne que le principe de la souveraineté nationale est un vrai problème en droit international car il ne permet pas de défendre l’écosystème des comportements de prédation ! Il faudrait reconnaître le crime contre l’écosystème, l’écocide, comme un crime international contre la paix entre les peuples… ce qui suppose l’abandon de la souveraineté des pays au profit d’un intérêt universel dès lors que des ressources de la Nature sont menacées (l’eau, l’air, les espèces migratrices…). C’est, selon l’autrice, à cause de ce principe de souveraineté que la Nature et l’humanité sont victimes de nombreux préjudices !

Tant que nos modes de gouvernance reposent sur l’Etat, il y aurait impossibilité d’établir un contrat naturel qui nous replace dans la Nature et en lien avec elle. A propos de l’Etat Valérie Cabanes écrit : « Or ce dernier se méfie des aspirations communautaires et freine le développement d’une vision holistique du monde ». (p.18)

Il est ici urgent de s’inspirer à nouveau des peuples autochtones et expérimenter des modes de gouvernance à une échelle écosystémique et communautaire. Ces peuples, qui ont choisi des modes de vie communautaires dans le respect des limites de la biosphère, ont obtenu la déclaration des droits des peuples autochtones à l’autodétermination en 2007 auprès des Nations unies. De cette déclaration, découle un certain nombre de droits qui leur sont reconnus comme celui d’être consultés en cas de projet d’extraction minière ou de mise en valeur des terres, ou encore celui de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leurs savoirs traditionnels, leurs ressources humaines et génétiques, mais aussi le droit de conserver leurs liens spirituels avec les territoires, les eaux, les terres, etc. L’éthique environnementale dans laquelle ils s’inscrivent exprime une forme de relation symbiotique avec la nature qui conduit à attribuer un esprit, une âme ou même des droits à une rivière ou à un écosystème. Enfin, ces peuples peuvent exiger des Etats une réparation juste en cas de dégradation des écosystèmes.

Ainsi, les sociétés doivent-elle là encore tirer des enseignements des peuples ancestraux. On peut penser à l’autosuffisance alimentaire et à la préservation des écosystèmes qui lui est liée avec l’exemple de la permaculture, l’agriculture biologique périurbaine… Les éco-villages, les villes en transition sont autant de pistes qui indiquent des “possibles”… et expriment des solidarités en action et dans le respect du vivant.

Il apparaît donc nécessaire d’imaginer un nouveau modèle démocratique qui relativise la place de l’Etat dans la société. Sur ce point, Valérie Cabanes écrit : « en attendant que la démocratie se rejoue au niveau local et que la souveraineté des Etats s’efface devant des règles universelles ». (p.79). L’idée ici est de considérer que l’échelon étatique n’a qu’une utilité qui se limite à celle de gérer des services et des infrastructures qui nous permettent d’accéder à nos droits fondamentaux (eau potable, alimentation saine, santé, éducation…). L’échelon communautaire, quant à lui, permettrait d’expérimenter « la force des liens d’interdépendance  et le respect des cultures », d’où la nécessité de créer des législations à l’échelle des communautés locales avec des institutions propres (assemblée), avec des décisions prises via des processus participatifs et non représentatifs (démocratie décentralisée à l’image des lander allemands ou des cantons suisses). Valérie Cabanes évoque la sociocratie, un nouveau modèle de gestion participative qui s’inspire des règles de fonctionnement des systèmes auto-organisés. Cette perspective de gouvernance s’articule sur le rejet d’un droit ancré dans la culture occidentale : le droit de propriété. A la place, c’est une préférence pour l’usufruit qui est proposée afin de renoncer à l’appropriation de la Nature ! « Le droit foncier occidental a poussé plus loin encore cette incitation à l’individualisme. Il a créé le droit d’héritage » (p.86). On fait face aujourd’hui à des inégalités de propriété bien plus fortes que les inégalités de revenus. Ainsi, on assiste là à une différence majeure entre “nous” et “eux” : les peuples autochtones revendiquent un droit collectif d’usage de leur territoire tandis que les sociétés modernes s’appuient sur un droit de propriété individuel ou collectif du sol. On peut noter une inversion entre les deux conceptions : pour les uns (les sociétés modernes), c’est le territoire qui appartient à la population tandis que pour les autres (les peuples premiers) c’est la population qui appartient à tel ou tel territoire !

L’autrice défend ainsi l’intérêt de la notion d’usufruit car elle accorde un droit de jouissance du territoire qui est partagé entre tous les habitants du territoire, quelle que soit l’espèce considérée. Cette perspective antispéciste permet d’éviter l’écueil de la propriété : si le territoire n’est pas la propriété individuelle ou collective d’une population, alors il peut être géré de manière collective, égalitaire ou encore dans le respect des équilibres naturels, des espèces qui y vivent. A ce sujet, elle écrit : « A nous de revendiquer au-delà d’un droit de propriété, un droit du sol et du sous-sol à être préservés dans leurs fonctions vitales ». (p.88)

Il devient urgent de donner des droits à la Nature et plusieurs pays ont déjà adopté des dispositions pour faire reconnaître une personnalité juridique aux écosystèmes comme les rivières en Nouvelle Zélande, Inde du Nord, ou en Colombie). Il existe une prise de conscience au sein des Nations unies pour reconnaître la nécessité d’une harmonie avec la Nature et l’incapacité des lois en vigueur à en rendre compte car elles s’inscrivent dans une approche qui n’est pas compatible avec les interdépendances qui existent au sein des écosystèmes.

Ainsi, la législation internationale devrait considérer les droits de la Nature… Le Droit devrait évoluer pour prendre en compte deux nouveaux concepts juridiques : celui d’écocide et celui de dignité des générations futures. Il est urgent d’attribuer une personnalité juridique aux écosystèmes afin de pouvoir les représenter et défendre leurs intérêts en justice : « Pour réapprendre à vivre en harmonie avec la nature, nous devons la considérer comme notre égale ». (p. 105)

Enfin, Valérie Cabanes défend l’idée que les droits de l’homme dépendent directement des droits de la Terre : « Le droit de tout être humain à la vie est dénué de sens si les écosystèmes qui subviennent à ses besoins n’ont pas le droit légal d’exister » (p.105). Et d’ajouter : « (…) l’Etat devrait aujourd’hui se soumettre à une reconfiguration des normes qui reconnaisse le droit de l’écosystème Terre comme préalable au respect des droits humains. » (p.107). Cette perspective ne peut être dissociée de la nécessité de s’inscrire dans une pensée holiste, d’une pensée qui ancre le monde dans des liens qui s’établissent entre des entités vivantes qui assurent conjointement la préservation de la Nature. Le principe d’interdépendance « nous lie à la Terre et à tous les autres êtres vivants » (p.111).

Deux obstacles majeurs paraissent s’opposer encore à l’avènement de l’homo natura, ceux de la temporalité et de la relation entre les humains et les non humains. Aussi, Valérie Cabanes nous invite-t-elle non seulement à envisager la nécessité d’articuler le temps court qui mesure les activités humaines au temps long de la biosphère, mais aussi d’adopter un nouveau regard sur les interdépendances entre les différentes espèces vivantes dans une perspective holistique qui transcende les frontières des Etats.

 

 

L’éthique environnementale de Hans Jonas, une éthique pour un monde vivable

Sylvie Ferrari , GREThA, Université de Bordeaux

juin 2021

Résumé :

Dans un monde fini confronté au changement climatique et à des inégalités persistantes, l’objectif de cet article est d’analyser la portée du principe Responsabilité du philosophe Hans Jonas à l’égard des enjeux éthiques du développement durable. Il s’agit en particulier de econsidérer la portée du principe à travers l’obligation d’une « vie authentiquement humaine sur Terre » et la nécessité d’une redistribution des richesses selon les orientations d’une justice globale.

Mots-clés : éthique environnementale, Jonas, principe Responsabilité, monde vivable, limites planétaires, justice environnementale globale

Introduction

L’humanité est entrée dans une nouvelle ère géologique où le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ne constituent que les symptômes d’une crise écologique sans précédent. Cette ère, l’anthropocène, est celle qui est dominée par les actions humaines et des changements d’échelle importants survenus depuis la Révolution industrielle (Crutzen, 2002; Bonneuil et Fressoz, 2013). Tandis que les dégradations environnementales se poursuivent et que les pressions d’origine anthropique s’accentuent à différentes échelles – globales, nationales et régionales-, on assiste au dépassement de seuils ou « tipping points » associées à plusieurs systèmes environnementaux à l’échelle de la planète (Barnosky et al., 2012 ; Barnosky, 2015 ; Steffen et al., 2015).

Si cette perspective interpelle les modes de vie de l’humanité et les relations de celle-ci à l’égard de la nature, elle intervient également dans un monde où les inégalités ne diminuent pas (World Inequality Lab, 2018). De nombreux travaux révèlent combien la présence d’inégalités fortes dans une société peut aggraver les problèmes environnementaux (Mikkelson et al. 2007 ; Holland et al. 2009). De telles inégalités, source de nombreux maux environnementaux (pollutions, surexploitation de ressources naturelles…), peuvent compromettre à terme l’existence d’un monde vivable (Duru-Bellat 2015 ; Gosseries 2014). Dès lors, l’extension de principes de justice à une échelle globale peut paraître nécessaire pour intégrer l’effet des inégalités économiques et sociales sur les éléments de la nature (Brundtland 1987).

Ainsi, la diminution des inégalités au niveau global ne pourrait être dissociée du souci de préserver une certaine justice environnementale. Réduire les inégalités serait une condition nécessaire pour préserver un monde vivable et contribuer à la durabilité des économies dans une vision globale (Morin, 2016). Afin d’analyser cette question, nous proposons de la confronter à l’éthique du philosophe Hans Jonas et, en particulier, à son principe Responsabilité. Nous pourrons ensuite préciser les implications de ce principe pour la préservation des éléments de la nature dans un monde vivable.

1 Contact : sylvie.ferrari@u-bordeaux.fr
2 Il s’agit ici de la terre au sens de biosphère, de planète habitée par les espèces vivantes.

1. L’éthique de Hans Jonas : une éthique universelle de la responsabilité

C’est en 1979 que paraît l’ouvrage Das Prinzip Verantwortung – en version française, le Principe Responsabilité (1993) –, ouvrage dont l’apport majeur est de proposer les bases d’une nouvelle éthique ancrée dans le futur. Nous allons présenter le fondement de l’éthique de Jonas avant de discuter du principe Responsabilité.

1.1. Fondement de l’éthique

L’éthique environnementale de Jonas (1993) est une éthique de la responsabilité. Si la responsabilité juridique trouve généralement sa source dans les obligations passées ou présentes et porte sur les actes présents, elle trouve maintenant sa source dans le futur et oblige dans le présent. L’origine de ce changement d’optique réside dans les menaces issues de la puissance de la technologie engendrée par l’homme. La limitation de l’agir humain résulte de l’obligation que nous avons à l’égard de l’avenir qui nous oblige à être responsable aujourd’hui.

Dans ce contexte, la nature de la responsabilité est directement liée au pouvoir de l’agir humain devenu dangereux pour l’espèce humaine du fait de la puissance de la technique qu’il a créée. L’homme contrôle la nature à l’aide de techniques qu’il ne contrôle pas (impact des actions humaines sur le climat par exemple). Dès lors, l’intervention de l’éthique est légitime : c’est elle qui régule le pouvoir d’agir des individus en tant qu’être responsables de leurs actes.

Le fondement de l’éthique de Jonas réside dans la nécessité d’éviter la disparition de l’espèce humaine : « l’humanité doit être ». Or, la préservation de l’humanité s’inscrit dans une éthique environnementale particulière. En effet, l’éthique de Jonas est une éthique ouverte sur la biosphère et de nature englobante. Il s’agit ici d’assurer la préservation de la vie sous toutes ses formes, humaines et non humaines, dans le but ultime de préserver l’humanité. Sans la nature, celle-ci ne peut perdurer. Les générations successives sont donc solidaires entre elles du fait de leur relation avec les éléments naturels. On peut noter ici la dimension infinie de la responsabilité qui se déroule sur un temps long. Préserver la nature, c’est se donner les moyens de préserver les conditions d’existence de l’humanité. Cela suppose que les actions réalisées par l’homme soient responsables, c’est-à-dire qu’elles préservent les conditions d’existence même de l’humanité.

1.2. Le principe Responsabilité

L’éthique jonassienne est portée par un principe unique, le principe Responsabilité qui indique comment agir sous la forme d’un impératif : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » (Jonas, 1993, p.30).

Le principe a deux implications majeures. La première est que les générations présentes ont le devoir d’anticiper les menaces qui découlent de leur toute puissance : l’obligation provient de l’avenir. Les générations actuelles ont le devoir d’exercer une responsabilité à l’égard de leur descendance. Cette asymétrie dans l’équité intergénérationnelle se traduit chez le philosophe par l’impossibilité d’envisager la justice intergénérationnelle sur la base d’une justice redistributive entre les générations: toute ressource environnementale irréversiblement dégradée ou détruite du fait des actions humaines présentes ne pourra pas faire l’objet d’un échange intergénérationnel susceptible de compenser cette perte. Ici, seul le recours au principe Responsabilité peut limiter ex ante les dégradations majeures de la nature.

La seconde implication est l’existence d’une obligation indirecte à l’égard de la nature, obligation qui fonde la justice environnementale chez Jonas. En effet, les éléments de la nature font l’objet d’une obligation de la part des hommes parce qu’ils contribuent à la préservation des conditions d’existence de l’humanité et parce qu’ils sont dotés d’une valeur intrinsèque, indépendante de tout usage. Il est important de noter que l’ensemble des valeurs associées aux éléments de la nature doit être préservé pour l’ensemble des générations. Le bien-être des générations successives dépend explicitement de la préservation de la nature et de ses valeurs : […] «La solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire » (1993, p.188).

Ainsi, il existe une forme de solidarité entre les êtres vivants, humains et non humains, solidarité qui ne doit pas être menacée car elle est garante de la survie des espèces en général, et de celle de l’espèce humaine en particulier. La nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine entre directement dans le champ de l’éthique.

La portée éthique de la responsabilité est globale dans la mesure où elle contient les interdépendances qui existent entre l’espèce humaine et les systèmes environnementaux. Dès lors, bien que la nature ne soit pas un sujet de droit, et qu’à ce titre elle n’ait ni obligation ni devoir (droit) à l’égard de l’humanité, elle ne peut être exclue de la portée des enseignements du philosophe.

2. Principe Responsabilité et développement durable

L’obligation de préserver l’humanité de toute disparition constitue un impératif catégorique qui structure la pensée de Jonas. Cela suppose de préserver la nature et de limiter le pouvoir d’agir des générations présentes. Dans la perspective du développement durable, comment l’obligation du maintien d’une « vie authentiquement humaine sur Terre » peut-elle être envisagée ? La réponse à cette question implique à la fois d’étudier les changements de comportements à l’égard de la nature et la perspective d’une justice globale à l’échelle de la biosphère.

21. De la limite des actions humaines

Du point de vue intergénérationnel, un défi important pour la préservation des ressources environnementales dans le contexte de la durabilité réside dans le fait que la disparition de certains éléments de la nature peut compromettre la capacité d’adaptation des espèces vivantes et, à terme menacer leur survie (Steffen et al. 2015 ; Barnosky et al. 2012). Ce point est d’autant plus crucial que les activités économiques ont un impact croissant sur les systèmes environnementaux et contribuent à des dommages irréversibles sur un temps long.

Ainsi, la préservation des éléments de la nature est essentielle pour garantir la durabilité du développement des sociétés. Le concept de limites planétaires proposé par Rockström et al. (2009) s’inscrit dans cette perspective dès lors qu’il définit l’espace “within which humanity can safely operate”. L’idée d’un monde hospitalier pour l’humanité peut être rapprochée de la conception jonassienne de la vie sur Terre. La finitude de la planète et la menace écologique matérialisée par la vulnérabilité de la nature semblent constituer deux contraintes majeures pour l’humanité. Selon Jonas, l’obligation d’une « vie authentiquement humaine sur Terre » semble difficile à respecter si les modes de vie des pays aujourd’hui développés demeurent inchangés sur le long terme. Le philosophe propose d’introduire une logique d’autolimitation

comme un préalable à toute répartition des ressources environnementales entre les générations successives.
Jonas écrit : « Cela reviendrait à consentir à de sévères mesures de restriction par rapport à nos habitudes de consommation débridées – afin d’abaisser le niveau de vie « occidental » de la période récente […] dont la voracité, avec les déjections qu’elle entraîne, apparaît particulièrement coupable des menaces globales qui pèsent sur l’environnement. […] en raison de la vérité toute simple selon laquelle une Terre dont la surface est limitée n’est pas compatible avec une croissance illimitée, et ce qui veut que la Terre ait le dernier mot. » (1998, p.107).

L’éthique du futur de Jonas conduit à un changement majeur. En effet, l’obligation de l’avenir implique à la fois l’existence d’une compensation aujourd’hui entre les générations – des plus favorisées vers les moins favorisées (redistribution), et d’un effort à faire en termes de réduction de consommation pour les générations présentes les plus favorisées (autolimitation des besoins fondée sur une logique de suffisance). Ainsi, on assiste d’un côté à une redistribution entre les générations présentes et, de l’autre, au legs d’une nature préservée aux générations futures.

Dès lors, l’apport de l’éthique universelle de la responsabilité de Jonas conduit à introduire l’autolimitation dans les actions présentes via le principe Responsabilité, ce qui rend possible le respect de l’intégrité de la nature et participe à la préservation d’une vie authentiquement humaine sur Terre.

2.2. De la nécessité d’une justice environnementale globale

Au-delà des limites, il y a la finitude de la biosphère, seul « territoire » sur lequel l’humanité vit. Si celle-ci a pu y trouver les éléments nécessaires à son développement, on assiste depuis plusieurs décennies à un accroissement continu des inégalités économiques et sociales dont les effets sur la nature sont de plus en plus forts (Kenner, 2015). Parallèlement, de nouvelles formes d’inégalités relatives aux ressources et aux pollutions environnementales voient le jour. Ces inégalités concernent l’accès ainsi que la répartition des ressources et des pollutions entre les individus ou au sein des populations (Berthe et Ferrari, 2015).

Dans ce contexte, l’ouverture de la justice aux questions environnementales ne peut être dissociée de la nature globale des changements qui modifient l’environnement – raréfaction des ressources et dégradations des systèmes environnementaux – et de la prise en compte du monde fini. Les questions environnementales se posent alors en termes de justice globale (Duru-Bellat, 2015). En particulier, l’existence d’interdépendances entre les riches et les pauvres, au travers des actes de production et de consommation, ont des effets sur les conditions de vie des pauvres via les émissions de gaz à effet de serre et leurs conséquences sur le climat. Ici, la responsabilité des riches (qui polluent le plus, qui profitent le plus des ressources…) est à rapprocher des dégradations environnementales subies principalement par les plus pauvres (conditions de vie dégradées, accès difficile aux ressources environnementales de base, diminutions des services environnementaux, impossibilité à faire face au changement climatique, dégradation des sols…).

La diminution des inégalités au niveau global ne peut être dissociée du souci de préserver une justice environnementale. À ce sujet, Duru-Bellat (2014, p. 8) écrit : « lutter contre les inégalités pour préserver un monde vivable ou se contenter du statu quo dans un petit univers devenu invivable ».

La redistribution selon une justice globale doit se faire en considérant non seulement les niveaux de richesses absolus mais aussi relatifs des populations. Cette idée est présente dans un certain nombre de travaux où la préservation des conditions d’un monde vivable implique une redistribution de la croissance en faveur des pays du Sud et au détriment des pays du Nord par exemple (Kerschner 2010). Au-delà de ce dualisme Nord-Sud, cela traduit in fine une forme de devoir d’assistance à l’égard des plus vulnérables, devoir qui rejoint le sens du principe Responsabilité chez Jonas.

Conclusion

Au terme de cette analyse, il nous semble possible d’envisager les conditions pour assurer la préservation de la biosphère à l’intérieur des limites planétaires et, ce faisant, contribuer à une vie authentiquement humaine sur Terre selon l’orientation philosophique de Jonas.

La première condition vise à s’inscrire dans la perspective d’une justice globale afin de prendre en compte à la fois la justice au sein des générations présentes, et la justice entre les générations successives. Cette perspective implique nécessairement de s’assurer que la redistribution des richesses soit combinée à une réduction des inégalités au bénéfice des plus défavorisés, tout en respectant la contrainte écologique des limites planétaires. Dans un contexte marqué par le changement climatique, la capacité d’adaptation des sociétés ne peut être dissociée d’un accès plus juste aux ressources de la nature. Dans un monde fini où les générations futures comptent, l’adaptation doit s’articuler à la fois sur l’existence d’une compensation entre les générations présentes – des plus favorisées vers les moins favorisées – , et sur un effort en termes de réduction de la consommation pour les générations présentes les plus favorisées.

La seconde condition s’appuie sur l’éthique environnementale de Jonas, éthique ouverte sur la biosphère qui peut porter les solidarités intra/intergénérationnelles et contribuer à la résilience de la nature. Au-delà du but ultime de préserver l’humanité, elle vise à la préservation de la vie sous toutes ses formes, humaines et non humaines. Elle est ainsi ancrée dans une forme d’écocentrisme où la solidarité entre les éléments vivants occupe une place fondamentale. Cette posture particulière qui accorde de la considération non pas aux éléments pris séparément mais à l’ensemble qu’ils forment (rôle des interdépendances), constitue le fondement d’une relation à la nature susceptible de participer à un monde vivable sur un temps long.

Références bibliographiques

Barnosky, Anthony D., Elizabeth A. Hadly, Jordi Bascompte, Eric L. Berlow, James H. Brown, Mikael Fortelius, Wayne M. Getz, John Harte, Alan Hastings, Pablo A. Marquet, Neo D. Martinez, Arne Mooers, Peter Roopnarine, Geerat Vermeij, John W. Williams, Rosemary Gillespie, Justin Kitzes, Charles Marshall, Nicholas Matzke, David P. Mindell, Eloy Revilla, Adam B. Smith, 2012. “Approaching a state shift in Earth’s biosphere”, Nature 486: 52–58.

Barnosky, A. D. 2015, “Transforming the global energy system is required to avoid the sixth mass extinction”. Materials Research Society Energy and Sustainability: A Review Journal, 1-13. doi:10.1557/mre.2015.11

Berthe A., Ferrari S., 2016, Inégalités environnementales, in Bourg D. et Papaux A. (Dir) Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, pp 561-565.

Bonneuil, Ch., Fressoz J-B., 2013. L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous. Paris : Editions Du Seuil.

Brundtland, Gro Harlem. 1987, Our common future. Oxford: World Commission on Environment and Development.

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Duru-Bellat, M., 2014, Pour une planète équitable: L’urgence d’une justice globale. Paris :

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Gosseries, A. 2014, “Nations, Generations and Climate Justice”. Global Policy, 5(1): 96-102.

Holland, Tim G., Garry P. Peterson, Andrew Gonzalez. 2009, “A cross-national analysis of how economic inequality predicts biodiversity loss”. Conservation biology, 23(5): 1304-1313

Jonas, H., 1993, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, traduction de Das Prinzip Verantwortung (1979), troisième édition, Editions du Cerf, Paris.

Jonas, H., 1998, Pour une éthique du futur, Editions Payot et Rivages, Paris.
Kenner, D., 2015, Inequality of overconsumption: the ecological footprint of the richest,

Working Paper, Global Sustainability Institute, 2, November, Anglia Ruskin University. Kerschner, Ch., 2010, “Economic de-growth versus steady-state economy”. Journal of

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Johan Rockström, Will Steffen, Kevin Noone, Åsa Persson, F. Stuart Chapin, Eric F. Lambin, Timothy M. Lenton, Marten Scheffer, Carl Folke, Hans Joachim Schellnhuber, Björn Nykvist, Cynthia A. de Wit, Terry Hughes, Sander van der Leeuw, Henning Rodhe, Sverker Sörlin, Peter K. Snyder, Robert Costanza, Uno Svedin, Malin Falkenmark, Louise Karlberg, Robert W. Corell, Victoria J. Fabry, James Hansen, Brian Walker, Diana Liverman, Katherine Richardson, Paul Crutzen, Jonathan A. Foley, 2009, A safe operating space for humanity, Nature, September, Vol.46 n°24.

Steffen, W., K. Richardson, J. Rockström, S. E. Cornell, I. Fetzer, E. M. Bennett, R. Biggs, S. R. Carpenter, W. De Vries, C. A. De Wit, C. Folke, D. Gerten, J. Heinke, G. M. Mace, L. M. Persson, V. Ramanathan, B. Reyers, S. Sörlin. 2015, Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science, 13 February, Vol. 347 n°6223.

World Inequality Lab, 2018, Rapport sur les inégalités mondiales, Synthèse, Version française.

Le Rapport Dasgupta

Partha Dasgupta, The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review, London, HM Treasury, 2021, 610 pages, Abridged version, 103 pages. (*)

Recension par Hervé Lethier, avril 2021.

Passé relativement inaperçu des grands media, le Rapport Dasgutpa a été publié début 2021 ; il fait un point utile et documenté sur les relations entre l’économique et le Vivant.

Après avoir dressé un état des lieux du sujet et rappelé les principales raisons notamment économiques qui font qu’aujourd’hui la planète fonctionne de travers et que le Vivant disparait progressivement, l’auteur fournit une feuille de route qui permet de mesurer le trajet à accomplir pour inverser, pensent les plus optimistes d’entre nous[1], sinon ralentir cette douce évolution vers un chaos qui serait terrible pour l’humanité, pour les plus collapsologues et autres tenants de l’effondrement.

Où en sommes-nous ?

Le discours n’est pas vraiment nouveau.

On y retrouve traités en première partie les fondamentaux de l’écologie, ainsi que rappelées les principales aménités que l’humanité tire du Vivant, le plus souvent avec beaucoup d’indifférence et peu de conscience, encore moins d’éthique. Nous parlons bien d’une éthique qui ne serait pas d’essence kantienne évidemment où l’homme se croit toujours au-dessus du jeu, ni anthroposophique comme le revendiquent benoitement les chantres de cette philosophie[2], mais d’une éthique environnementale, faite d’un peu de connaissances du Vivant, de beaucoup de respect des autres, d’humilité socratique également, de modération et d’autolimitation.

L’auteur traite ensuite le sujet des externalités ; inauguré dans les années 1920 par le fondateur de l’économie du bien-être, Arthur Pigou[3], la théorie des externalités repose sur le fait que l’évaluation économique élude ou sous-estime tout du moins les coûts environnementaux de nos choix économiques ; dans un sophisme qui ne fait plus illusion, on en arrive à conclure  que guidé par une croissance plus financière qu’économique, notre bien-être dépendrait d’un système où plus nous polluons, plus nous dégradons, plus nous détruisons, plus nous produisons, plus nous consommons, plus nous serions heureux. Que dire dans la suite de cette logique trompeuse, des prétendues vertus mais surtout des perversités bien réelles d’une opérationnalisation d’un tel système, à la fois par la compensation environnementale et au moyen du discours sur la restauration des biens et services environnementaux ?

Reconnaissant que les pouvoirs publics sont généralement réticents à l’aborder, Partha Dasgupta questionne aussi le thème central de la croissance démographique, en particulier au travers des inégalités de toutes natures auxquelles conduit cette autre croissance dont l’insécurité sanitaire et alimentaire sont deux faces du même miroir, comme dans le Rouge et le Noir de Stendhal, celui de la pauvreté.

L’histoire qui se répète, depuis le début des années 1970, dans ses effets délétères, quels que soient les gouvernements et autres institutions en place (locales, nationales et internationales), est malheureusement un roman vrai, pour paraphraser Paul Veyne[4].

Pour l’auteur, le Vivant et l’homme sont en danger ; le paiement des services environnementaux et la reconnaissance des ressources naturelles comme des biens communs, idéalement la confiance en l’autre, seraient parmi les voies possibles de progrès, en renforcement d’un droit qui, s’il n’a de cesse de se développer, montre aussi chaque jour les limites à son application.

Faut-il toutefois être optimiste pour espérer fonder nos sociétés sur cette confiance qui, trop souvent, comme les promesses, n’engage que ceux qui la reçoivent.

L’arbitrage serait une autre piste qui consisterait pour chaque acteur à comprendre la nécessité d’ajuster son propre comportement économique, en fonction des gains espérés et du temps. L’approche dénote curieusement toutefois avec la règle de la maximisation des profits individuels que l’auteur souhaite par ailleurs revisiter, intimant à chacun d’autolimiter ses attentes, non pas dans un intérêt collectif mais pour une satisfaction toute personnelle.

Peut-on pour autant renier une telle démarche qui semble fondamentalement guider le comportement des espèces, y compris l’homme, depuis que le Vivant est apparu sur terre, sans pour autant exclure le besoin et ni contester la nécessité de socialiser ? L’homme seul est toujours en mauvaise compagnie, disait Paul Valery[5] ; ainsi l’intérêt de chacun passerait par un partage avec les autres, cela est plus rassurant.

La crise sanitaire actuelle nous rappelle plutôt bien ces évidences ; elle a l’avantage de nous inciter à en redéfinir les règles et les principes mais, ne nous leurrons pas, d’abord et cyniquement par instinct de survie personnelle, plus que par commisération.

Que devons-nous faire ?

L’auteur réserve la seconde partie de son Rapport à tracer la voie en 12 pages seulement sur les 81 du Rapport. Cette voie serait-elle si courte ? Il est vrai que beaucoup de choses ont déjà été dites en la matière et que le répéter encore, relève pour l’essentiel d’un art consommé depuis les Grecs, qui trouve cependant encore toute son utilité, dans l’actualité environnementale et sanitaire.

Respecter le Vivant dans ses valeurs, quitte à le restaurer dans ses fonctions, réduire notre empreinte écologique en révisant nos modes de production et de consommation, raccourcir les circuits et harmoniser les fiscalités, accélérer la transition démographique au profit en particulier des femmes et des communautés, revisiter les indicateurs de croissance en internalisant au mieux les dés-économies et en les minimisant et en créant par exemple un indice de développement humain ajusté aux pressions exercées sur la Planète (IDHP)[6], transformer notre gouvernance et le fonctionnement de nos sociétés, réviser notre système financier en intégrant au mieux les risques naturels et en nous rapprochant de la sphère réelle, réinventer la démocratie et la participation de la société civile dans la décision publique, reconnecter l’homme à la nature par l’éducation, reconnaitre la valeur intrinsèque du Vivant en promouvant la spiritualité et en rénovant le Sacré, telles sont les pistes proposées par Partha Dasgupta dans sa feuille de route.

Refaire une fois encore les mêmes analyses, répéter les mêmes slogans, produire les mêmes recommandations, tout cela peut paraitre inutile et lassant. Mais peut-on précisément se lasser de l’essentiel et le laisser s’étioler à l’ombre d’un printemps qui ne serait pas simplement silencieux, comme celui de Rachel Carlson[7], mais éteint, pour l’humanité a minima ? Nous ne pouvons, ni ne devons, nous y résoudre évidemment.

Il ne s’agirait que de dépasser notre anthropocentrisme, pour mieux affronter la crise écologique ; une petite affaire en réalité … qui exigerait pour certains une régénération de la politique, la protection de la planète et l’humanisation de la société[8]

(*) L’auteur : né à Dacca, au Bangladesh, Partha Dasgupta a passé une partie importante de sa vie en Inde où il a débuté ses recherches avant de s’établir au Royaume Uni dans les années 1960. De nationalité britannique, l’auteur est aujourd’hui Professeur émérite d‘économie à l’Université de Cambridge ; honoré par de nombreuses universités dans le monde, ses travaux l’ont conduit à étudier en particulier les relations entre la croissance économique et les ressources naturelles, sujet du présent rapport répondant à une commande du gouvernement britannique et dont il a encadré la publication. 

1.-https://www.gov.uk/government/publications/final-report-the-economics-of-biodiversity-the-dasgupta-review

2.- Sur le sujet :  Larrère, C. et R. (2020)  Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Edition Premier Parallèle.

3.- Steiner, R. (1998) Les lignes directrices de l’anthroposophie, traduit par Bideau, G. et P.H., Edition Novalis.

4.- Pigou, A.C. (1920)  The Economics of Welfare, London: Macmillan and Co.

5.- Veyne, P. (1971)  Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Edition du Seuil.

6.- Valery, P. (1941) Tel quel, NRF, Edition Gallimard.

7.- PNUD (2020) Rapport sur le développement humain.  La prochaine frontière – Le développement humain et l’Anthropocène, 463 p. (http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2020_fr.pdf).

8.- Carlson, R. (1962) Silent Spring.

9.- La Tribune (2020) Conférence enregistrée dans le cadre de la 5e édition du forum d’idées « Une époque formidable » (https://www.franceculture.fr/conferences/acteurs-de-leconomie-la-tribune/changer-de-civilisation-plus-que-jamais-cest-lheure).


 

 

 

 

 

 

 

 

Pablo Servigne, Gauthier Chapelle: L’entraide, l’autre loi de la jungle, Editions LLL (Les liens qui libèrent) 2019

ISBN 979-10-209-0700-4

Recension par

François Burnier

Janvier 2021

  Ce livre a modifié ma façon de voir le monde vivant, et le monde en général. En deux mots, voici ce qu’il nous dit : il y a dans la nature (et dans la nature humaine) beaucoup plus d’entraide et de collaboration qu’il n’y paraît à première vue. Les exemples en sont innombrables et ils sont clairement exposés dans cet ouvrage richement documenté, citant près de cinq cents références. Ses deux auteurs sont agronomes de formation et spécialistes de biologie animale.

   En 1859 paraît le célèbre ouvrage de Charles Darwin : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle.  La lutte pour la vie, la survie des meilleurs, la domination des mieux adaptés sont des concepts tellement connus qu’ils nous paraissent évidents, d’autant plus qu’ils ont profondément modelé notre monde:  « Compétition, expansion infinie et déconnexion du monde vivant sont trois mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles ».  (p. 24)

Toutefois, pour bien réelle qu’elle soit, cette évocation d’une loi de la jungle ne doit pas nous faire ignorer une autre réalité :

   « Dans la jungle, il règne un parfum d’entraide que nous ne percevons plus » (p. 22)

                                                          *  *  *

   En Amérique du Nord, on voit coexister deux espèces de conifères : le pin à écorce blanche (Pinus albicaulis) et le sapin des Rocheuses (Abies lasiocarpa). A basse altitude, ces deux espèces sont distribuées de manière aléatoire. L’observation met toutefois en évidence un fait troublant : si un pin meurt, les sapins voisins poussent mieux : on assiste donc à une forme de compétition. En altitude en revanche, où les conditions de vie sont plus rudes, c’est l’inverse qui se passe : non seulement les sapins s’installent uniquement autour des pins, mais, lorsqu’un pin meurt, les sapins alentour se portent moins bien.

   Les observations de Darwin sur la compétition (survival of the fittest) convenaient bien aux tenants d’une certaine idéologie, et ils ont cru pouvoir en conclure que la société humaine devait se fonder sur la compétition et sur l’élimination des moins aptes, ce qui a maladroitement été appelé « darwinisme social » Or Darwin lui-même a toujours rejeté l’idée que l’on puisse tirer des conséquences éthiques de son travail, et il s’est même battu contre le racisme, l’eugénisme et l’esclavage.

(p. 58). A la même époque, le prince russe devenu anarchiste Pierre Kropotkine est parti prospecter la Sibérie orientale pour y collecter des observations sur la sélection naturelle décrite par Darwin. Or il y constata que des espèces animales – les loups par exemple – ainsi que de petites sociétés humaines sans Etat survivent mieux en pratiquant une forme ou une autre d’entraide. Il s’opposa ainsi à la conception marxiste selon laquelle l’homme dépendrait beaucoup plus étroitement des structures sociales que des lois de la nature. (p. 70)

   Il se trouve que c’est essentiellement dans des régions tropicales que Darwin a fait ses observations, dans des milieux de relative abondance et de confort thermique par rapport à la Sibérie de Kropotkine. On peut donc se demander quels enseignements il aurait pu tirer s’il avait eu l’occasion de visiter des régions froides au climat hostile.

   En 1975, Richard Dawkins publie The selfish gene, qui présente une théorie selon laquelle les organismes vivants ne seraient que des robots manipulés par leurs gènes, gènes dont l’unique but serait de se perpétuer eux-mêmes. Par la suite, on découvrira peu à peu des interactions multiples entre les gènes et l’environnement au sens large, incluant la culture, les conditions sociales, les soins parentaux. Ainsi, certaines parties de notre génome peuvent être activées ou mises en veille par l’environnement, et ces modifications peuvent même être héritées par la génération suivante. C’est le domaine de l’épigénétique. La limite entre inné et acquis, entre ce qui relève respectivement de la génétique et de l’environnement (au sens large) devient moins nette.

   Chez les humains, des comportements d’entraide ont été maintes fois observés parmi des personnes impliquées dans de grandes catastrophes (incendies, tsunamis…), dépassant largement par leur importance les actes de pillage ou de violence souvent décrits par les médias parce que plus spectaculaires. Qu’est-ce qui pouvait bien motiver ce type de comportement ?

    Fait remarquable et intrigant, on a observé, toujours chez les humains, que, dès l’âge de 18 mois, des bébés viennent spontanément aider un adulte en difficulté (ramasser un objet tombé, ouvrir une porte par exemple).  L’entraide ne relèverait donc pas toujours d’un apprentissage. On peut même considérer que ce sont notre immaturité et notre fragilité à la naissance qui ont mené à une interdépendance croissante envers les autres, et ainsi au développement de l’entraide.

                                                        *   *   *

    L’existence de l’entraide requiert certaines conditions, en particulier l‘esprit de groupe, qui implique sécurité, égalité et confiance, ainsi que réduction des ego. Dès lors, le groupe peut se comporter comme un organisme vivant, disposant d’une intelligence collective.

   Loin de tomber dans l’angélisme, les auteurs mettent en garde contre certains écueils, notamment l’extase collective, la suppression de l’individualité au profit du groupe, telle qu’on l’observe dans l’entraînement militaire, la désignation ( la « fabrication » ) d’un ennemi commun qui devient nécessaire à la cohésion du groupe.

                                                        *   *   *

Les auteurs concluent en rappelant « notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant et celle des interactions humaines. Pour nous le concept même d’individu a commencé à perdre un peu de son sens comme si aucun être vivant n’avait jamais existé, n’existe ou n’existera seul. Notre liberté semble s’être construite à travers cette toile d’interactions, grâce à ces liens qui nous maintiennent debout depuis toujours. »

René Longet, Un plan de survie de l’humanité, Les objectifs de développement durable

Questions de société

Jouvence Editions,

2020

Recension par

Hervé LETHIER

18 janvier 2021

Membre du Conseil de la Fondation Biosphère et Sociétés, expert reconnu en durabilité, René Longet milite et œuvre de longue date pour un monde équilibré des points de vue social, économique et environnemental, où l’humanité serait guidée par un développement harmonieux et respectueux des capacités limitées de la planète Terre, compatible avec sa « résilience », selon le terme technique aujourd’hui consacré.

Rien de bien nouveau allez-vous dire, un discours bien rôdé depuis le début des années 1970, où de sommet mondial en sommet mondial, de déclaration solennelle en déclaration solennelle et de stratégie en stratégie, tous les grands décideurs sur la planète se sont déjà maintes et maintes fois exprimés, tandis que l’humanité continue d’avancer à reculons et d’épuiser les ressources naturelles tout en compromettant les services environnementaux.

On le sait bien, les promesses et autres engagements n’engagent jamais que ceux qui les reçoivent ; sauf que désormais le sujet jadis largement confiné à des cercles élitistes, interroge désormais l’humanité toute entière, chacun de nous ayant, à son niveau et à son rythme, commencé à prendre conscience de la nécessité d’un nouveau paradigme où le bien-être ne reposerait plus sur une croissance conventionnelle, ni sur des comportements socio-économiques ne pouvant conduire qu’à un chaos où le futur n’aurait pas d’avenir, pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Philippe Lebreton.

Il s’agit là pourtant d’un ouvrage très intéressant, à plusieurs titres, qui, s’il ne nous vaccinera probablement pas à lui seul contre nos comportements délétères de producteurs et de consommateurs bobos, devrait nous inciter à sortir de cette dynamique infernale et mortifère où le bien-être tutoierait nécessairement la croissance matérialiste.

Son chapitre 1 rappelle à nos mémoires, de façon accessible et intelligible, des évidences sur la nature et le niveau des périls qui montent sur cette terre, liés à des contextes d’inégalité et d’inéquité croissantes d’année en année, construits par une humanité égoïste et inspirée par un déni permanent où l’autre est toujours la cause de nos difficultés. Comment contrer ces évolutions ? C’est là la première question posée par l’auteur qui invite chacun à entrer en responsabilité, faisant écho à un principe établi par Hans Jonas il y a déjà plus de 40 ans.

La terre ne donne que ce qu’elle a, rappelle-t-il à nos esprits, et nombre de limites écologiques ont d’ores et déjà été atteintes, voire dépassé le non-retour, exigeant une réaction immédiate, y compris démographique a le courage de le souligner l’auteur, au risque de déplaire aux convaincus qu’il n’est toujours de richesses que d’hommes. Nous consommons trop et mal, et la terre se dérobe sous nos pieds, privant un nombre important et croissant d’entre nous de l’accès aux produits et services de base, en dépit des modestes avancées civilisationnelles qu’il ne s’agit pas de renier bien évidemment, en matière de santé, de culture et de lutte contre certaines formes de pauvreté. Soyons éco-compatibles et pour cela autolimitons la croissance de notre consommation ; faisons preuve de frugalité. Nous sommes près de « l’insurrection des consciences » et de la « sobriété heureuse » de Pierre RABHI dont se recommande l’auteur.

Pour ce dernier, une solution à nos maux … la « durabilité » ! Mais une durabilité de type « bioéconomique », à la René PASSET pourrait-on dire, où l’économie est au service des « capabilités » humaines – définies par l’auteur comme « le potentiel que peut atteindre un être humain dans une société donnée » – elles-mêmes inscrites et contraintes par les capacités limitées des systèmes naturels. Nous sommes loin des approches onusiennes, à la recherche d’une synthèse incertaine, pour ne pas dire introuvable, entre l’économique, le social et l’environnemental, et éludant en permanence les limites immanentes au « capital » naturel, clin d’oeil provocateur au milieu ambiant du capitalisme roi qu’il importe de dénoncer.

La voie : gagner sa vie à travers des activités à caractère positif ! En conclusion du chapitre, l’auteur donne des réorientations possibles permettant aux acteurs sociaux et économiques de dépasser une croissance trompeuse réduite au produit intérieur brut, et d’engager le combat vers de nouveaux équilibres, au prix d’une démarche systémique et inclusive, tirée par un effort de responsabilisation individuelle et collective.

Le chapitre 2 de l’ouvrage offre des pistes d’évolution au coeur desquelles se situent les « Objectifs du développement durable ». L’auteur décrit alors les 169 cibles à atteindre au sein des 17 grands objectifs de développement que l’on connait déjà ; il postule surtout que ces engagements multilatéraux, « clairs, concrets et cohérents », seraient de nature à permette à l’humanité de tracer sa feuille de route vers un monde meilleur et acceptable par la Planète, prenant toutefois la peine de préciser qu’il ne s’agit là que de simples orientations qui ne sauraient se suffire à elles-mêmes.

Pourquoi ne pas le suivre sur cette piste, même si le demi-siècle passé depuis la reconnaissance politique du développement durable, ne nous a objectivement guère permis de progresser vers un bien-être universel, bien au contraire s’agissant en particulier du changement climatique et de ses effets collatéraux, de la préservation de la biodiversité et de la consommation d’énergie.  

D’autant que dans le chapitre 3, l’auteur opérationnalise ses intentions et fournit une liste de huit chantiers concrets qui pourraient paraitre « quasi- Sysiphiens » dans leur nature et kantiens dans leurs impératifs, s’ils ne rejoignaient pas sous une forme résumée nombre de pistes déjà identifiées, sinon tracées dans les nombreux engagements internationaux déclinés au chapitre précédent.

Bref, depuis les Grecs, l’on sait que la répétition est l’art de la pédagogie ; c’est là le principal intérêt de l’ouvrage que de livrer au lecteur une somme documentée de réflexions et de recettes sur un développement durable teinté d’impacts positifs, fondés sur de nouvelles chaînes de valeur et enrichis des règles d’une économie circulaire et solidaire. Une boite à outils dont l’humanité dispose pour faire moins mal et surtout se faire moins mal ; un pensum condensé et concret qui, même si le paysage ambiant n’est pas tout rose, ouvre sur un cri d’appel, plus que de détresse, au chapitre suivant.

Le chapitre 4 et dernier de l’ouvrage, cherche en effet à mobiliser les fantassins plus que les troupes, quoique le social et le solidaire inspirent l’auteur tout au long de son appel à une mutation collective mais où chacun a son rôle.

Tout en rappelant les aménités procurées par les trente Glorieuses, l’auteur invite à passer d’un système où l’écologique et le social sont soumis à l’économique, à un modèle guidé par l’être et non plus par l’avoir, invitant chacun à penser et agir différemment. Les années 60 ont été une période clef pour la prise de conscience que le paradigme actuel du bien-être, tel qu’illustré par la croissance, devait être urgemment revisité. La difficulté à prendre les bonnes décisions, serait toutefois quasi physiologique dans la mesure où « notre cerveau est configuré pour en demander toujours plus, même quand ses besoins sont satisfaits » ; dès lors, devons-nous nous résigner ou nous doper ?

L’excuse de ne pas savoir n’est plus recevable et il est temps, déjà trop tard diront certains, d’amorcer des cercles vertueux dont l’auteur puise certains fondamentaux dans l’Agenda 2030, et notamment de développer, selon lui, une économie de « l’utilité, de l’inclusion et du bien commun », reconnaissant et respectant le « travail de la nature ». En fait, nous n’avons d’autre choix que de réagir pour ne pas disparaitre. Bref, une relecture de la vieille approche économique de l’internalisation des externalités où les biens et services environnementaux sont pleinement pris en compte et, mieux, guident le développement de demain.

Conclusion

« Agir ou subir ». C’est là le message compulsif de René LONGET qui, en d’autres termes, nous invitent à admettre la fin d’un monde, pour ne pas avoir à subir la fin du monde. 

A la différence de l’approche collapsologique d’un Yves Cochet et des théories de la décroissance inspirées par Théodore MONOD et par Edgar MORIN dans sa pensée « biologique », reprises un peu plus tard par André GORZ, René LONGET adopte dans cet ouvrage une posture positive qui invite chacun de nous à réagir et se mobiliser contre le suicide collectif où nous conduisent nos comportements socio-économiques actuels.

S’il fallait trouver une limite à l’approche très institutionnelle et matérialiste de l’auteur, ce serait dans la quasi-absence dans cet ouvrage de toute référence à cette « lumière blanche de la sagesse » résultant de toutes les couleurs de l’arc en ciel de la vie, vers laquelle nous adresse Matthieu RICARD dans sa quête de liberté, aux côtés de Alexandre JOLLIEN et de Christophe ANDRE. Mais peut-on attendre de l’homme qu’il vainque son acrasie naturelle ?

1 Philippe LEBRETON (2012), Le futur a-t-il un avenir ? Pour une responsabilité socio-écologique, Paris, Les Éditions Sang de la Terre, Écologie-Environnement-Société. Ouvrage accessible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/lebreton_philippe/le_futur_a-t-il_un_avenir/le_futur_a-t-il_un_avenir.html

2 Hans Jonas (2013), Le principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, traduction française, Champs Essai (1ère édition en allemand en 1979)

3 Jean BODIN (1576), Les Six Livres de la République.

4 André GORZ (2008), Ecologica, Paris, Galilée, coll. « Débats ».

5 Marc HALEVY (2010), Le principe frugalité. Une autre croissance pour vivre autrement, Dangles (Groupe Piktos), Collection Prospective.

6 Pierre RABHI (2016), La Convergence des consciences, Le Passeur Éditeur. 

7 Pierre RABHI (2010), Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud.

8 René PASSET R. (1997). L’économique et le vivant.  Paris, Payot, 287 p. René PASSET R. (1998). Le développement durable : de la transdisciplinarité à la responsabilité, in Mélanges en l’honneur d’Henri Bartoli, L’économie une science pour l’homme et la société, Paris, Publications de la Sorbonne.

9 Sébastien BOHLER (2019), Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Robert Laffont. 

10 Yves COCHET (2020) Devant l’effondrement. Essai de collapsologie,  Les Liens qui Libèrent (Voir également les ouvrages de Serge LATOUCHE sur le sujet de la décroissance).

11 CF. notamment, Les Carnets de Théodore MONOD, rassemblés par Cyrille MONOD, Le Pré aux Clercs, 1997.

12 Edgar MORIN (1980), La méthode II. La Vie de la vie, Paris, Ed. du Seuil.

13 Sous le nom de Michel BOUSQUET (1972), article paru dans le Nouvel Observateur, no 397 du 19 juin 1972.

14 Christophe ANDRE, Alexandre JOLLIEN et Matthieu RICARD (2020) Abécédaire de la sagesse. L’iconoclaste,  Allary Editions.

Yves Cochet, Devant l’effondrement, Essai de collapsologie

paru le 25 septembre 2019

Editions Les liens qui libèrent

Recension par Ivo Rens,

juillet 2020

C’est probablement le Rapport Meadows sur Les limites à la croissance, (1) paru en 1972, qui a relancé le thème ainsi que la conjecture de l’effondrement de notre système économique et même écologique. La notion d’effondrement, collapse en anglais, a donné naissance au terme de “collapsologie” qui apparaît, en français, en 2015, dans l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, d’ailleurs muni d’une postface par Yves Cochet. (2)

La fin du monde est un thème ancien puisqu’il remonte en tout cas aux apocalypses juives et chrétiennes. Depuis la révolution industrielle et la sécularisation de l’idée de progrès indéfini de l’espèce humaine, cette conjecture a été occultée dans les médias, mais elle n’en a pas moins préoccupé certains auteurs modernes ou contemporains, comme le signalent les écrits que nous lui avons consacrés dans les années 1970. (3)

Avant de publier Devant l’effondrement, Yves Cochet avait déjà abordé certains aspects de cette problématique comme le donnent à penser les titres de trois de ses ouvrages, Sauver la Terre, paru en 2003, Pétrole apocalypse, paru en 2005 et Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au-devant des catastrophes, publié avec Susan George, Jean-Pierre Dupuy et Serge Latouche en 2012.

Le dernier ouvrage d’Yves Cochet se divise en quatre parties bien distinctes intitulées respectivement “Avant l’effondrement”, “Le scénario central”, “Après l’effondrement” et “Le déni de l’effondrement aujourd’hui”.

Avant de retracer l’argumentation de notre auteur, ancien dirigeant écologiste français et ancien ministre de l’environnement, disons encore quelques mots sur ses références. Ce sont celles d’un intellectuel ayant une formation scientifique, puisqu’il est docteur en mathématiques, et une vision du monde qui doit beaucoup à deux penseurs bien différents, le philosophe ultra-pessimiste Günther Anders (4) et l’économiste dissident Nicholas Georgescu-Roegen (5), mathématicien comme lui. Ce qui frappe dans les différents thèmes qu’il aborde c’est l’ampleur de sa documentation tant en anglais qu’en français.

°        °         °

La première partie de l’ouvrage est subdivisée en quatre chapitres intitulés respectivement 1 De quoi parle-t-on ? 2 Comment sommes-nous arrivés au bord de l’effondrement ? 3 Y a-t-il une bonne économie pour la planète et pour l’humanité ? 4 Les prémisses : la crise de 2008.

Dans son premier chapitre, l’auteur pose les fondements épistémologiques de son discours. L’auteur y présente le concept de transition de phase (6) que les écologues ont transposé de la physique aux écosystèmes pour expliciter le caractère critique de ces passages d’un état à l’autre ainsi que le concept de l’interaction spéculaire (7) proposé par René Girard et Jean-Louis Vullierme pour rendre compte de la dynamique fallacieuse des représentations que les hommes se font de leur situation historique. Il y esquisse aussi une interprétation thermodynamique de l’économie et une justification de la pertinence de l’application à l’histoire économique de la courbe en cloche formalisée vers 1840 par le mathématicien belge Pierre-François Verhulst. L’effondrement des sociétés humaines apparaissant probable, il s’interroge sur son déroulement, lent et catabolique ou rapide et catastrophique et se prononce pour la seconde option dans les termes qui suivent : “Mon hypothèse est que la vitesse de l’effondrement est une fonction de l’intégration, du couplage, de la connectivité. Selon cette hypothèse, l’effondrement de la société mondialisée est possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 2030, à quelques années près.”

Le deuxième chapitre retrace les raisons qui condamnent l’humanité à la catastrophe. Depuis l’avènement des sociétés industrielles que Yves Cochet fait remonter au XVIIIe siècle – ce qui est historiquement contestable car elles ne se sont imposées à l’échelle mondiale qu’aux XIXe et XXe siècles – elles se sont toutes réclamées du productivisme, qu’elles fussent libérales ou marxistes. Or, vu le caractère limité des matières premières nécessaires aux sociétés industrielles, il est évident que “l’extension planétaire du mode de vie occidental est tout simplement impossible”. Et ce, d’autant plus que le productivisme qui domine nos sociétés industrielles a entraîné une dégradation dramatique de notre environnement naturel qu’attestent l’altération de la biodiversité et le changement climatique en cours, “au point que le maintien de la vie humaine sur terre n’est plus garanti à la fin du présent siècle.” Dans ces conditions, Yves Cochet ne pouvait qu’être favorable à l’idée de décroissance mais il observe que les “objecteurs de croissance” éludent trop souvent la question démographique qui est une question taboue en France, mais aussi au niveau international. Il parle certes de surpopulation, mais il aurait pu donner, nous semble-t-il des arguments autrement convaincants en faisant parler les chiffres en mathématicien qu’il est. Peut-être la raison de cette retenue réside-t-elle dans l’idée que l’auteur se fait de l’effondrement à venir. Pour lui, cette catastrophe entraînera une réduction drastique de la population humaine, mais dans des proportions, somme toute, limitées. “La vision du futur qui inspire ce livre est celle-ci : une évolution discontinuiste couplée à un modèle décroissant. Autrement dit, l’effondrement à venir s’accompagnera nécessairement d’une décroissance des niveaux de production et de consommation. Mais plus cette décroissance sera choisie, moins l’effondrement sera épouvantable. La décroissance est la politique de l’effondrement.” En somme, il estime possible d’accompagner et de modérer sinon de gérer l’effondrement !

Le troisième chapitre, consacré à l’économie se veut une boussole économique pour un monde nouveau dont l’auteur postule l’existence après l’effondrement qui vient. Il commence par une remise en cause de l’économie néoclassique, encore dominante, qui est tributaire d’un modèle mécaniste périmé car ses postulats sont antérieurs à la thermodynamique et à la science écologique. Parmi les dissidents de la science économique, le premier qu’il cite est Nicholas Georgescu-Roegen, mais il s’attarde à examiner ses apports au travers de deux de ses disciples hétérodoxes, Herman Daly et Charles A.S. Hall, et particulièrement au travers de ce dernier. De ce fait, il se concentre sur les problèmes énergétiques à l’échelle de la planète et tend à sous-estimer les problèmes des autres ressources matérielles qui, chez Georgescu-Roegen sont tout aussi importants quant à leur accessibilité et à leur dissipation.  Toutefois, pour Herman Daly, Charles S.A. Hall et Yves Cochet, “l’économie est un sous-système enchassé (embedded) dans le système primaire fini et non croissant de la planète Terre”, ce qui est bien un des fondements de la pensée de Georgescu-Roegen.

Yves Cochet se fonde sur les analyses de ce dernier et de René Passet pour opter résolument en faveur de la décroissance. Mais il omet totalement de développer le rôle clé que joue l’entropie dans la conception bioéconomique de Georges-Roegen qui seule rend compte de la flèche du temps et de l’impossibilité de prédire l’avenir.

Le quatrième chapitre consacré aux prémices de l’effondrement : la crise de 2008. Yves Cochet attribue la cause première de cette crise à la hausse du cours du baril de pétrole à New York.  Viennent ensuite aux Etats-Unis, les défauts de remboursement des ménages, les défauts de remboursements des banques, la titrisation des emprunts immobiliers, l’immense dette des EEUU. Pourtant, c’est dans ce chapitre que l’auteur rend justice aux matières premières autres que le pétrole dont dépendent nos sociétés industrielles. Ces métaux et métalloïdes, extraits le plus souvent dans des mines, sont absolument nécessaires aux sociétés industrielles. “Les profils temporels de production des grandes mines du monde ressemblent à la courbe en cloche de la production de pétrole : cela croît pendant un certain temps jusqu’à atteindre un maximum, avant de décroître inexorablement.”

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La deuxième partie de l’ouvrage, intitulé “La fin du monde tel que nous le connaissons”, qui porte sur l’effondrement et ses suites, est de loin la partie de l’ouvrage où l’auteur prend le plus de risques car il conjecture un effondrement mondial dramatique prochain et inévitable, dont les causes sont plurielles, qui peut donc s’amorcer dans des circonstances fort diverses et donner lieu à des scénarios multiples et dissemblables. Pour lui, il s’agit d’un événement sans précédent pour l’espèce humaine, qui pourrait d’ailleurs aboutir à sa disparition, mais dont un seul événement du passé peut donner une idée, à savoir la survenue de la peste noire en Europe en 1348 qui réduisit en cinq ans d’un tiers la population européenne.

Nous nous proposons de citer ci-après de larges passages de ce chapitre afin d’éviter autant que faire se peut de mésinterpréter ses conjectures.

“La période 2020-2050 sera la plus bouleversante qu’aura jamais vécu l’humanité en si peu de temps. A quelques années près, elle se composera de trois étapes successives : la fin du monde tel que nous le connaissons (2020-2030), l’intervalle de survie (2030-2040), et le début d’une renaissance (2040-2050). (8)

Mais, comment expliquer que rien ne puisse prévenir pareil désastre ? “Paradoxalement, alors que l’effondrement se compose d’événements qui sont tous d’origine anthropique, les humains, quelle que soit leur situation de pouvoir, ne peuvent plus modifier que marginalement la trajectoire fatale qui y conduit. En effet, au-delà de la profonde perturbation de la dynamique des grands cycles naturels du système Terre, une autre cause parallèle, purement psychologique, renforce cette avancée vers l’effondrement. Il s’agit du système de croyances actuellement prédominant dans le monde : le modèle libéral-productiviste. Cette idéologie est si prégnante, si invasive, qu’aucun assemblage alternatif de croyances ne parvient à le remplacer tant que ne s’est pas produit l’événement exceptionnel de l’effondrement imminent, dû au triple crunch énergétique, climatique et alimentaire.” (9)

Pour Yves Cochet, les scénarios de l’effondrement sont légion : Ce pourrait être “une tension internationale aboutissant à l’utilisation d’armes nucléaires, rayant de la carte plusieurs grandes villes du monde, tandis qu’un nuage de poussières et de cendres envahira l’atmosphère pendant des années et que l’amincissement de la couche d’ozone conduira les humains à être brûlés par les UV, la diminution du flux solaire ayant en parallèle un impact catastrophique sur les cultures.”  Ce pourrait être aussi “une souche virulente aussi mortelle qu’Ebola et aussi contagieuse que la grippe” se propageant rapidement au monde entier sans qu’une réponse sanitaire puisse lui être opposée. Ce pourrait être encore “le franchissement d’un seuil de raréfaction des pollinisateurs sous l’effet conjoint de la transformation des habitats, de l’excès de pesticides et de la prolifération d’espèces invasives” qui ferait “chuter brusquement la production agricole, provoquant des famines massives”. On pourrait concevoir que l’amorce en soit “le déclin accéléré de l’approvisionnement en pétrole après le passage du Pic Hubbert”(10) mondial provoquant “une panique sur les marchés des matières premières et une pénurie de carburants, dont les conséquences se diffuseraient bientôt aux autres volets cruciaux de l’économie mondiale : la fourniture d’électricité, les communications, les transports, l’eau courante et les services régaliens des Etats.” Ce pourrait être aussi “un nouveau choc systémique global de très grande ampleur au sein du système bancaire, monétaire et de crédits” qui prolongerait “ses effets dans les chaînes de production mondiale de biens et de services, par contagion croisée intensifiante entre le système financier et les réseaux de production et de commerce”. Ce pourrait être encore “un relargage massif et brusque de méthane dans l’atmosphère dû à la fonte des pergélisols arctiques et sibériens ou à la libération des hydrates de méthane sous-marins, au point que la température moyenne de la Terre augmentera de plus de 1 °C en quelques années”. L’effondrement pourrait être causé par “l’explosion d’une bombe thermonucléaire à haute altitude au-dessus de territoires cruciaux comme les Etats-Unis d’Amérique ou de l’Europe” qui créerait “une impulsion électromagnétique capable de paralyser toute l’alimentation électrique du continent pendant plusieurs mois”. Ou bien, “le basculement dans la mer d’Amundsen des glaciers de Pine Island”, en Antarctique, entraînant ”une montée du niveau de la mer de 3 mètres, submergeant toutes les villes côtières de la planète”. Ou encore, “le brusque arrêt du Gulf Stream marquant la fin de l’Europe tempérée”. Ou enfin, “la déforestation rapide pour pallier le manque d’énergies fossiles en déplétion accélérée” antraînant “la chute de la civilisation occidentale par pénurie de bois.” (11) Pour l’auteur, cette liste n’est d’ailleurs nullement exhaustive !

Une fois amorcé l’effondrement se traduira en d’innombrables troubles. “Hélas, il est à craindre que les trois raisons majeures qui, historiquement, ont fait baisser le nombre d’humains se combineront pendant ce sombre futur : les guerres, les épidémies et les famines”. (12) Et voici ce que Yves Cochet conjecture quant à l’effet de l’effondrement sur les populations humaines : “Notre hypothèse est que moins de la moitié de ces populations survivra, soit environ trois milliards d’êtres humains sur terre et une trentaine de millions sur le territoire actuel de la France”. (13) On comprend que l’auteur avoue avoir rédigé cet ouvrage d’une main tremblante ! (14) Dans cet ouvrage, l’auteur parle beaucoup de la mort d’innombrables humains, il traite aussi du traumatisme des survivants mais, sauf erreur, il n’évoque jamais les indicibles souffrances des uns et des autres non plus que celles des animaux.

Après une période de chaos, pendant laquelle les restes de l’ancien monde, ses Etats et ses institutions internationales, auront disparu, la société s’organisera en biorégions politiques qui ne seront pas nécessairement isolées ni indépendantes les unes des autres, un peu à l’image peut-être de ce que furent les cités-Etats germaniques ou italiennes du XVIIIe siècle.

Le territoire actuel de la France métropolitaine sera divisé en lieux sûrs, les biorégions, et en zones abandonnées – nous y reviendrons. Chaque biorégion constituera un micro-Etat simple muni d’une assemblée et d’un gouvernement, lequel détiendra le monopole de la violence physique légitime. (15)

“Si l’effondrement systémique mondial imminent n’entraîne pas la disparition de l’espèce humaine, les habitants de la France dans la seconde moitié du XXIe siècle pourraient bénéficier de trois sources principales d’énergies renouvelables thermiques, produites localement : le bois de chauffage, le charbon de bois et le biogaz.” (16) La consommation sera régulée par un rationnement généralisé. L’alimentation sera plus végétale, plus locale et plus saisonnière. La mobilité sera tributaire de la marche à pied, de la bicyclette, de la traction animale, de la voile et des embarcations à rames. Il est possible qu’on restaure un système de voies ferrées avec des locomotives rudimentaires à vapeur, alimentées au charbon de bois ainsi que des trains de draisines à pédalier et/ou à voile. Dans ces sociétés du futur, il n’y aura pas de production d’électricité et donc pas d’appareillages électriques. L’auteur semble admettre que la production de bicyclette n’est guère envisageable dans pareil environnement. Il préconise donc d’“anticiper dès aujourd’hui la fabrication massive de bicyclettes afin d’en disposer en abondance en 2050” ! (17)

En revanche, le sort des centrales nucléaires vouées à l’abandon posera un problème dont l’auteur ne donne pas la solution. “Il se pourrait… que, lors de la débâcle des services, la sécurité et la sûreté des 450 réacteurs nucléaires existants dans le monde – dont 58 en France aujourd’hui – deviennent défaillantes par manque de personnel.” (18) C’est là un legs empoisonné aux générations futures qui devront bien le gérer. Il semble que les emplacements de ces centrales constitueront quelques-unes des zones abandonnées mentionnées par l’auteur aux côtés des biorégions.

L’apparition de cette utopie écologiste au terme de l’apocalypse laisse rêveur. Comment penser que les drames inouïs endurés par les humains pendant l’effondrement ne les aura pas gravement traumatisés et rendus asociaux et encore plus violents plutôt que de les avoir purgés de leurs passions pour la puissance, la domination et la compétition ?

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La fin du livre d’Yves Cochet nous semble d’intérêt très inégal. La troisième partie intitulée “Après l’effondrement” est un peu en porte-à-faux parce que l’auteur n’écrit pas après l’effondrement mais bien avant. La quatrième partie intitulée “Le déni de l’effondrement aujourd’hui” est autrement passionnant ainsi d’ailleurs que le chapitre intitulé “Quelques controverses” qui lui est lié.

L’auteur évoque les “cris d’alarme” lancés ces derniers temps par des personnalités scientifiques, les “marches pour le climat” organisées dans de nombreux pays par des jeunes qui s’inquiètent du monde dont ils vont hériter et qui réclament diverses actions de l’Etat ou des Etats, en croyant encore pouvoir éviter l’effondrement global.

A ces initiatives alarmistes, respectables certes, mais désuètes, il oppose les prises de positions catastrophistes de plusieurs auteurs, dans le nouveau cadre “anthropocénique”, (19) ainsi que leurs premières propositions ou tentatives d’action. Lui-même se présente comme catastrophiste en précisant bien qu’il ne peut pas prouver l’imminence de la catastrophe, mais seulement son extrême probabilité. “Il existe – écrit-il – une rupture ontologique, épistémologique et politique entre un scénario alarmiste quelconque et un scénario catastrophiste.” (20)

S’inspirant de Günther Anders, Yves Cochet écrit : “l’effondrement global ne peut être saisi dans toute son ampleur ni affronté proportionnellement, parce que son immensité dépasse les capacités cognitives de l’esprit humain. Il s’agit d’un phénomène supraliminaire, supérieur à tout ce que le processus d’hominisation a connu depuis un million d’années.” (21)

Parmi les catastrophistes, c’est dans la mouvance des tenants de l’anthropocène qu’il trouve les discours et les comportements les plus prometteurs. Rappelons que le terme d’anthropocène vient d’un article des géologues Paul Crutzen et F. Stoermer datant de 2000. (22) Selon ces auteurs, depuis que l’impact de l’espèce humaine sur le système Terre revêt une dimension géologique mesurable, il sied de ne plus parler d’holocène mais bien d’anthropocène. Certes, la date à laquelle l’anthropocène a succédé à l’holocène fait débat mais, pour Yves Cochet, qu’on choisisse le milieu du XIXe ou celui du XXe siècle, elle signale le triomphe de l’industrialisation du monde. Et de citer un article signé par le spécialiste américain du changement climatique Will Steffen qui, parlant de l’origine historique de l’anthropocène écrit : “C’est une défaillance politique, un choix opéré pendant le XIXe siècle européen : le choix du feu.” (23)

Face aux prévisions catastrophistes, Yves Cochet dénonce l’indifférence et l’immobilisme des sciences humaines et sociales (SHS) et particulièrement de la science politique. “Toutes les SHS sont « humanistes », au sens où l’anthropocentrisme est la valeur suprême : Ni les non-humains ni les écosystèmes ou l’écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes ou en relation partenariale avec les humains.” (24)

Certes, parmi les catastrophistes même acquis à la notion d’anthropocène, certains mettent leurs espoirs dans des procédés technologiques de très grande ampleur relevant de ce que l’on appelle la géo-ingénierie. “Le dérèglement climatique devenant de plus en plus sensible et terrible, il est probable que ce seront les populations elles-mêmes qui réclameront la mise en œuvre des technologies globales de géo-ingénierie, en une sorte de dernier recours pour retrouver des situations météorologiques moins extrêmes. Un élan vers le pire.” (25)

Le catastrophisme d’Yves Cochet qui postule un effondrement possible dès 2020 et certain avant 2030 a comme première conséquence éthique de l’amener “à tout faire pour minimiser le nombre de morts. J’insiste : s’il m’était donné d’influencer les comportements afin que le nombre de morts des années 2020 soit de 49% de la population mondiale plutôt que de 50%, je serais en droit d’être fier.” (25)

Mais, dans l’ordre politique, son action s’oriente vers la promotion d’actions locales visant à permettre la survie du plus grand nombre possible dans les biorégions à venir.

Hormis cela, elle consiste aussi à propager sa vision, certes assez terrifiante, de l’avenir ce qu’il fait notamment au moyen de l’Institut Momentum fondée en 2011 par Agnès Sinaï, une spécialiste de la décroissance, et qu’il préside actuellement.

Que dire de pareil catastrophisme sinon que, paradoxalement, il est relativement optimiste puisqu’il conjecture une renaissance de l’humanité dans quelques décennies ?

Toutefois, l’auteur passe comme chats sur braises sur le problème du devenir des centrales nucléaires et des déchets radioactifs dont la dangerosité est malheureusement fort durable. Et puis, dans la mesure où son rêve austère de microrégions désindustrialisées est tributaire de bicyclettes importées de notre monde industriel, il nous paraît, sur ce point en tout cas, peu conséquent et peu crédible.

(1) Meadows, Donella H., Meadows, Dennis L., Randers, Jørgen, Behrens, William W., III, The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, A Potomac Associates Book, 1972. Traduction française par Janine Delaunay, Halte à la croissance, Les limites à la croissance, Collection Ecologie Fayard, Paris 1972.

(2) Pablo Servigne et Rapahaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Editions du Seuil, Collection Anthropocène, 299 pages. Ce livre, comme celui d’Yves Cochet, est marqué par l’ouvrage de Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

(3)  Ivo Rens et Jacques Grinevald, “Réflexions sur le catastrophisme actuel, en Pour une histoire qualitative”, Etudes offertes à Sven Stelling Michaud, Presses universitaires romandes, Genève, 1975, p. 283 à 321.

Ivo Rens, “Remarques sur la clôture du temps dans le monachisme médiéval et dans le mouvement écologique contemporain”, Rapport présenté au Xème Congrès mondial de l’Association internationale de science politique à Edimbourg en août 1976, Res Publica , Bruxelles, 1977, p.135 à 146.

(4) Gunther Anders, est notamment l’auteur de Hiroshima ist überall, 1995, Hiroshima est partout, Le Seuil, Paris, 2008 et Die Antiquiertheit des Menschen, Band 1, 1956, Band 2, 1980, L’Obsolescence de l’homme, t. 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, éditions Ivrea et éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, t. 2. L’Obsolescence de l’homme, t. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011.

(5) Nicholas Georgescu-Roegen est notamment l’auteur de The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts, 1974 et de Demain la décroissance, Entropie, Ecologie, Economie, Editions Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 1979.

(6) Comme celles du passage de l’eau de l’état liquide à l’état solide ou à l’état gazeux.

(7) Pour ces auteurs, les rapports sociaux ont une dimension intersubjective, fondée sur la spécularité des relations avec l’autre. Le terme spéculaire vient du latin spécularis qui signifie “en miroir”.

(8) Yves Cochet, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, 2019, p.115.

(9) Ibidem, p.116.

(10)  Marion King Hubbert a été le premier géologue à formaliser en 1956 une théorie du pic pétrolier en se focalisant sur la production américaine. Ici, il s’agit du pic de la production mondiale sur une courbe en cloche.

(11) Yves Cochet, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, 2019, p. 125.

(12) Ibidem, p. 122.

(13) Ibidem, pp. 125,6.

(14) Ibidem, p.120.

(15) Ibidem, p. 127.

(16) Ibidem, p. 130.

(17) Ibidem, p. 143.

(18) Ibidem, p. 134.

(19) Will Steffen et al., Global Change and the Earth System, 2003; Antony D. Barnosky, Elizabeth Hadly et al. “Approaching a state shift in Earth’s Biosphere”, Nature, June 7, 2012; Wille Steffen, Katherine Richardson, Johan Rockström et al. “Planetary Boundries: Guiding Human Development on a Changing Planet”, Science, February 13, 2015, Clive Hamilton, “The Anthropocene as Rupture” The Anthropocene Review, February 22, 2016.

(20) Ibidem, p. 200.

(21)  Ibidem, p. 198.

(22)  Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer,  “The “Anthropocene” , p. 17-18. IGBP, 2000.

(23) Ibidem, p. 230. Will Steffen et al. “The Trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration”, The Anthropocene Review, No 2, 2015, pp. 81-98.

(24) Ibidem, p 207.

(25) Ibidem, p. 231.

(26) Ibidem, p. 222.

  

Serpents, tortues, oiseaux ou hippocampes… le marché florissant des animaux sauvages en Occident

Marie Sigaud

Postdoctoral research fellow, Kyoto University

Source : The Conversation

3 juin 2020

https://theconversation.com/serpents-tortues-oiseaux-ou-hippocampes-le-marche-florissant-des-animaux-sauvages-en-occident-137794?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%203%20juin%202020%20-%201640515768&utm_content=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%203%20juin%202020%20-%201640515768+CID_78b5ae9442bac4e05b889364d2d48ba2&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Serpents%20tortues%20oiseaux%20ou%20hippocampes%20le%20march%20florissant%20des%20animaux%20sauvages%20en%20Occident

 

La crise sanitaire a remis sous les projecteurs les enjeux liés au commerce des animaux sauvages, une pratique très ancienne dans la plupart des sociétés humaines. Le commerce de l’ivoire a précédé celui de l’or, les pharaons s’affichaient déjà au côté d’espèces exotiques, et le commerce d’animaux pour alimenter les arènes romaines a mené à l’extinction locale de nombreuses espèces.

Loin d’être en perte de vitesse, ces échanges représentent désormais une menace majeure pour la biodiversité, posent d’importants problèmes de santé publique et soulèvent des questions éthiques légitimes sur la souffrance animale.

Contrairement à certaines idées reçues, le commerce international d’animaux sauvages n’est pas interdit et ne se limite pas à quelques espèces emblématiques. Il représente une manne financière très importante avoisinant chaque année les 100 milliards de dollars. Le commerce illégal représente environ un quart de ce montant, soit au moins 7 à 23 milliards de dollars. Il est aussi rentable voire plus que le trafic de drogues ou d’armes.

Un commerce à l’évolution rapide

Chaque année, des millions d’individus appartenant à des milliers d’espèces de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, d’amphibiens mais aussi de poissons, de coraux, de coquillages et autres invertébrés sont commercialisés pour répondre à une demande toujours grandissante à l’échelle mondiale.

Les animaux sauvages sont commercialisés pour leurs produits dérivés (fourrure, corne, peau, carapace, etc.) comme nourriture luxueuse, pour leurs propriétés pharmaceutiques supposées ou encore comme animaux de compagnie. On entend par animal sauvage tout individu qui n’appartient pas à une espèce domestique et qui a été prélevé directement dans la nature ou élevé en captivité, sachant que la frontière entre les deux est souvent floue.

Loris lent de Java (Nycticebus javanicus), espèce en danger critique d’extinction offert à a la vente comme animal de compagnie sur un marché indonésien. Cette espèce fait l’objet d’un trafic vers différents pays dont les États-Unis, le Canada, la Russie ou le Japon. Abbullah Langgeng

Ce marché évolue très rapidement en réponse aux nouvelles demandes. Par exemple, la demande en Calao à casque rond (Rhinoplax vigil) – dont le casque est prisé comme support d’artisanat – a drastiquement augmenté en l’espace de quelques années, faisant passer cette espèce d’un risque mineur à un danger critique d’extinction.

Les espèces nouvellement décrites par les scientifiques peuvent se retrouver sur le marché international avant même de bénéficier d’un statut de protection, comme cette petite tortue indonésienne (Chelodina mccordi) qui a aujourd’hui quasiment disparu de son milieu naturel.

Les pays occidentaux grands importateurs

Les médias ont largement traité des marchés aux animaux chinois, présentés comme des repoussoirs, oubliant que les pays occidentaux sont aussi de gros consommateurs d’animaux sauvages, destinés notamment au marché d’animaux de compagnie de plus en plus exotiques.

Les chiffres sont présentés pour l’ensemble des 27 pays de l’Union Européenne et le Royaume-Uni, et pour la Chine et Hong Kong. Ces chiffres concernent les espèces d’oiseaux, de reptiles, de mammifères, d’amphibiens, d’Anthozoaires (coraux et anémones) et de poissons (Actinoptérygiens) inscrits à la CITES. Sigaud d’après les données tirées de la CITES Trade Database

L’Europe importe légalement chaque année pour des dizaines de milliards de dollars d’animaux sauvages et de leurs produits. Ces 10 dernières années, la France a par exemple importé vivants plus de 40 000 tortues russes (Testudo horsfieldii) et près de 25 000 hippocampes dorés (Hippocampus kuda), deux espèces classées vulnérables face au risque d’extinction.

Avec plus de 1,5 milliard d’animaux importés entre 2000 et 2006, les États-Unis sont les plus gros importateurs d’animaux sauvages vivants dont la grande majorité sont destinés au marché des animaux de compagnie.

Près de 15 millions d’iguanes verts ont été importés aux USA depuis la création de la CITES et au moins 800 000 foyers possèdent un serpent aux États-Unis. Ce sont a minima 40 millions de reptiles (toutes espèces confondues) qui ont été échangés légalement dans le monde ces 15 dernières années, l’espèce la plus exportée légalement d’Afrique étant le python royal (Python regius).

Par ailleurs, le Japon a importé, toujours légalement, plus de 260 000 oiseaux vivants appartenant à 362 espèces entre 2005 et 2015.

Les règles hétérogènes d’un marché globalisé

Ce commerce est particulièrement difficile à contrôler. D’abord parce que l’aire de répartition d’une espèce peut chevaucher plusieurs pays qui ne vont pas forcément adopter les mêmes mesures de protection. Une espèce peut aussi être en danger d’extinction et ne pas faire l’objet d’une réglementation de son commerce international.

Enfin, une espèce peut être protégée dans son aire de répartition, interdite de commerce international, tout en étant légalement commercialisée dans un pays consommateur. Ainsi, les éléphants sont protégés dans la plupart des pays et le commerce international de leur ivoire est l’objet d’un moratoire depuis 1989.

Pourtant, sur le territoire japonais le commerce d’ivoire est légal. De la même manière, jusqu’à très récemment le commerce de pangolins n’était pas interdit en Chine, bien que les 8 espèces de pangolins soient parmi les plus trafiquées au monde depuis des années et interdites de commerce international depuis 2017 (certaines depuis 2000). Le Gabon, pourtant investi dans la protection de son patrimoine naturel, vient à peine d’inscrire (le 31 mars 2020) toutes les espèces de pangolins sur sa liste d’espèces protégées.

Deux classifications internationales différentes

La convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) est un cadre légal juridiquement contraignant, entré en vigueur en 1975 qui réglemente le commerce international des espèces sauvages pour éviter leur surexploitation et leur disparition dans le milieu naturel. Elle compte aujourd’hui 183 pays signataires.

Les espèces inscrites à la CITES sont classées selon le niveau de risque que leur fait encourir le commerce international. En annexe I figurent les espèces les plus menacées dont le commerce international est interdit. En annexe II figurent les espèces qui ne sont pas encore considérées en danger d’extinction mais qui pourraient le devenir si leur commerce n’était pas contrôlé.

Actuellement, la grande majorité des 5 800 espèces animales inscrites à la CITES sont classées en annexe II, et seulement 11 % en annexe I. La liste des espèces inscrites à la CITES est actualisée tous les 2 ou 3 ans seulement.

Chiffres représentant l’ensemble des pays de l’Union européenne et le Royaume-Uni. Ils indiquent au sein de l’Union européenne et du Royaume-Uni le pays qui importe le plus d’individus de cette espèce. Sigaud d’après les données de la CITES Trade Database et de la liste rouge UICN

En parallèle de la CITES, la liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est l’inventaire mondial de l’état de conservation global des espèces sauvages et constitue à ce jour l’outil de référence le plus complet pour connaître le niveau des menaces sur les espèces.

Malheureusement, cette liste ne confère aucune protection légale. Elle compte actuellement 116 177 espèces sur les 1,8 million connues et indique qu’une espèce de mammifères sur quatre, un oiseau sur huit, et plus d’un amphibien sur trois sont menacés d’extinction.

Des centaines d’espèces classées en danger d’extinction ou vulnérables selon la liste rouge UICN ne bénéficient d’aucune protection par la CITES. Il faut en moyenne dix ans pour qu’une espèce classée menacée d’extinction par l’UICN soit inscrite en annexe de la CITES.

Un système de contrôles peu efficace

Les signataires de la CITES doivent notamment mettre en place un organe scientifique chargé d’évaluer le risque que le commerce international fait peser sur les espèces inscrites à la CITES présentes sur leur territoire. Ils assurent également la délivrance des permis et les contrôles. Ce sont des tâches lourdes et complexes à assurer, même pour les pays les plus riches.

Entre 2000 et 2006, plus de la moitié des animaux vivants importés aux États-Unis étaient identifiés par les douanes au niveau le plus basique (par ex. mammifères, oiseaux, reptiles ou amphibiens), et seulement 14 % au niveau de l’espèce. De plus, beaucoup d’espèces listées proviennent de pays riches en biodiversité où la gouvernance est faible et la corruption omniprésente. Certains observateurs s’interrogent même sur l’efficacité de la CITES pour contrôler le commerce international.

À l’heure actuelle, l’absence de cohérence et de moyens mis en œuvre pour contrôler le commerce des animaux sauvages a des conséquences sanitaires et environnementales majeures. Une prise de conscience de l’ampleur de ce marché (y compris en Europe) est plus que jamais nécessaire. Il est urgent d’améliorer la réglementation et les contrôles à l’échelle nationale et internationale, et de mener des campagnes de sensibilisation auprès d’un large public afin de diminuer drastiquement et durablement la demande en animaux sauvages sous toutes ses formes.